Travail. « Le prestige est inversement proportionnel à l’utilité sociale ».

Publié le 08 avril 2020 par Particommuniste34200

La crise sanitaire jette une lumière crue sur les inégalités du monde du travail, sur le renversement des valeurs accepté depuis des décennies. Pour la philosophe et sociologue Dominique Méda, la première des « mesures de rupture » est de réévaluer la hiérarchie sociale des métiers.

Face au coronavirus, les cols bleus, en première ligne, sont plus exposés que les cols blancs, qui peuvent davantage télétravailler. Qu’est-ce qui se joue dans cette crise pour les travailleurs ?

Il n’y a pas que les cols bleus en première ligne : les médecins sont au front, avec les infirmières et les aides-soignantes. Ce sont ceux qui mettent le plus leur vie en danger. Mais, oui, il y a bien un double phénomène qui reduplique les injustices à l’œuvre dans notre société. D’une part, outre les plus âgées, ce sont les personnes les plus affaiblies par les maladies chroniques qui sont les plus gravement touchées par le virus. Or, ce sont le plus souvent les plus modestes, dont la santé est la plus fragile. Par ailleurs, les métiers qui sont en première ligne, souvent invisibles et souvent très peu considérés – au point qu’on parle de métiers « non qualifiés », comme si un métier pouvait ne comporter aucune espèce de qualification –, sont aussi les plus mal rémunérés : caissière, livreur, chauffeur, aide-soignante, auxiliaire de vie… On s’aperçoit soudainement que ces métiers sont parmi les plus utiles aujourd’hui, ceux qui contribuent clairement à notre survie, donc que la hiérarchie du prestige, de la reconnaissance sociale et de la rémunération est inversement proportionnelle à l’utilité sociale.

La hiérarchie sociale peut-elle être renversée ?

S’interrogeant sur les raisons de la hiérarchie des salaires, le philosophe Élie Halévy soutenait qu’elle s’expliquait par le rapport de forces. Les mieux payés sont ceux qui parviennent à imposer une telle situation, fruit donc d’une logique de pouvoir et de domination. Il faudrait évidemment que nous sortions de cette crise avec la ferme intention de faire cesser cette divergence entre la création de valeur pour la société et l’échelle des rémunérations. Cela signifierait accéder enfin aux revendications portées par l’ensemble des personnels hospitaliers depuis un an et augmenter les salaires de tous ceux qui exercent les métiers les plus exposés et qui ont pris de nombreux risques en allant travailler sans équipement de protection. Cela devrait aussi signifier une limitation des rémunérations exorbitantes qui ont fait la preuve durant cette période de leur radicale inadaptation. Mais cela suppose un rapport de forces nouveau qui doit se préparer pendant le confinement.

Une majorité des métiers exposés sont exercés par des femmes, souvent précaires. Qu’est-ce que cela dit du marché du travail ?

Oui, les femmes ont été en première ligne, de même que les plus précaires et que les personnes issues de l’immigration qui ont été mobilisées dans l’urgence, notamment par la grande distribution ou les entreprises de livraison. Les femmes sont majoritaires dans les métiers du « care » (de l’attention aux personnes – NDLR) et de la vente, qui continuent d’être très sollicités. Elles font l’objet d’une sous-rémunération chronique parce qu’elles travaillent à temps partiel et que les grilles de classification ne prennent pas en compte les compétences techniques qu’elles mobilisent. Femmes, précaires et personnes issues de l’immigration se trouvent dans des contraintes telles qu’elles sont obligées d’accepter n’importe quel job et renoncent à exercer leur droit de retrait par peur de perdre leur emploi. Là aussi, la loi du plus fort prévaut.

Cette période de confinement peut-elle changer le rapport individuel que nous entretenons avec le travail, le faire passer au second plan ?

Non, je crois, au contraire, que, chacun faisant l’expérience du manque de travail ou du travail privé de ses dimensions essentielles (l’échange, le contact, le soutien, le collectif), nous allons le retrouver avec plaisir et nous rendre encore mieux compte de ses fonctions. Je suis certaine que cela va également nous amener à nous interroger sur l’utilité des différents métiers. Il me semble évident que les jeunes – déjà fortement déstabilisés par ce qui se dit de la crise écologique et à la recherche de métiers qui ont du sens – tireront profit de ce moment pour s’interroger sur ce qu’ils veulent faire de leur vie.

Quelles leçons peut-on tirer de cette crise ? Concrètement, comment repenser le travail ?

Pour moi, cet événement est un coup de semonce qui met en évidence les immenses fragilités et les dysfonctionnements de nos sociétés. C’est là la leçon essentielle. Nous devons mettre un terme à la division internationale du travail actuelle, relocaliser nos productions, rendre nos territoires les plus autosuffisants possible, non seulement pour résister à de telles crises sanitaires, mais surtout pour tenter d’enrayer la crise écologique qui vient et dont les conséquences risquent d’être davantage catastrophiques. Si j’osais, je dirais que ce virus nous offre l’opportunité de nous engager dans la reconversion écologique de nos sociétés avant qu’il ne soit trop tard. J’ai même envie d’aller plus loin : ce gigantesque chantier devant nous, qui consiste à rebâtir notre économie de fond en comble, peut être l’occasion unique de créer de nombreux emplois destinés à la satisfaction des besoins sociaux et non à la création de valeur pour les actionnaires.

J’imagine un processus à l’inverse de ce qu’Alfred Sauvy appelait le déversement : il consistait à supprimer les emplois dans l’agriculture pour venir gonfler le secteur secondaire, puis idem vers le secteur tertiaire.

Pour moi, la transition écologique bien menée – qui nécessite à la fois un énorme investissement, de nouvelles pratiques de sobriété et de nouveaux indicateurs de richesse – peut entraîner une augmentation des effectifs dans l’agriculture et le secteur secondaire, ainsi qu’une transformation de l’organisation du travail, à rebours de l’actuelle. Évidemment, cela ne se fera pas tout seul. Nous avons besoin d’une mobilisation semblable à celle du Conseil national de la Résistance, en 1944.

Entretien réalisé par Emilio Meslet

09 avril 2020 (Philippe Labrosse Hans Lucas via AFp)