Une image biface a quelquefois pour objet de montrer deux aspects d’un objet tridimensionnel.
Portrait recto verso de Matthäus Schwarz,
Trachtenbuch des Matthaus Schwarz, 1er juillet 1526, folios 79 et 80, Herzog Anton Ulrich Museum, Braunschweig
Le marchand Matthäus Schwarz nous a laissé l’extraordinaire « Livre des Vêtements » [1] dans lequel, de 1520 à 1560, il s’est fait portraiturer dans toute sorte d’habits, y compris celui d’Adam.
Au dessus de la vue de dos, il a noté sans indulgence :
A l’époque j’étais dodu et épais dan ich wart faist und dick worden
Au dessus de celle de face :
Le visage est bien ressemblant das angesicht ist recht controfatt
Ce témoignage égotico-anatomique n’est pas tout à fait unique : d’autres ont cherché à rendre compte de la réalité tridimensionnelle du corps.
Portrait recto verso du nain Morgantе
Bronzino, 1552, Offices, Florence
Ce double portrait est une réponse au débat dit du paragone, à savoir les mérites comparés de la sculpture et de la peinture. Braccio di Bartolo, dit Morgante,un des bouffons favoris de Cosimo de Médicis est représenté de face et de dos, mais aussi au départ et au retour de la chasse : la peinture peut donc rivaliser avec la sculpture dans la représentation de l’espace, et la surpasser dans celle du temps.
Selon des écrits d’époque, Morgante était employé pour des chasses nocturnes aux petits oiseaux, qui se pratiquaient avec un hibou dressé [1a]. On le voit tenu en laisse dans le tableau « Avant », défié par un geai. Dans le tableau « Après », une chouette le remplace sur l’épaule du nain, qui brandit la grappe des petits oiseaux capturés.
Jusqu’à la restauration de 2011, le verso n’était pas visible et le recto, jugé obscène, avait été édulcoré en Bacchus.
Il est possible que le couple de papillons Flambé (Iphiclides podalirius), dont l’un poursuit l’autre tout en servant de cache-sexe, ait à voir avec le couple hibou/chouette pour suggérer, dans la chasse aux petits oiseaux, un sous-entendu galant (voir L’oiseleur).Les arbres coupés ras du tableau « Avant », comparés avec le tronc vigoureux et les deux piquets tenus par le nain dans le tableau « Après », pourraient être une allusion à la virilité légendaire des nains.
Recto Verso
David et Goliath
Daniele de Volterra, 1555, Louvre
Ce « diptyque » très expérimental était exposé à côté d’une statue de terre cuite représentant la même scène, toujours dans le contexte du débat du paragone.
Exceptionnel par son support (une ardoise de 133 × 177 cm plane des deux côtés), il l’est aussi par la difficulté du sujet – montrer un géant et un jeune homme sans disproportion ridicule ; mais surtout par son ambition théorique – utiliser le double-face pour faire surgir de l’ardoise un hologramme avant la lettre, dont on apprécie le relief en tournant autour du tableau.
La comparaison côte à côte du recto et du verso nous permet aujourd’hui d’apprécier des subtilités difficiles à percevoir à l’époque.
D’abord, contrairement à ce que suggère l’idée du double-face, il ne s’agit pas de la même scène projetée sur deux plans opposés : il aurait fallu pour cela privilégier un des points de vue, et sacrifier l’esthétique à l’exactitude.
Recto Verso
On s’en rend compte facilement en notant que la main droite de Goliath emprisonne tantôt le poignet, tantôt le bras de David. De même, le bras de David cache tantôt l’oeil droit, tantôt l’oeil gauche de Goliath.
L’ouverture de la tente rose étant au même endroit dans les deux vues, il faut en conclure soit que le groupe a pivoté d’un demi-tour sur le sol, tout en gardant pratiquement la même pose, soit qu’il y a deux tentes opposées.
L’analyse de la lumière va nous donner la solution : au recto, elle tombe du haut à gauche, ce pourquoi la lame du cimeterre et le bras gauche de David sont dans l’ombre ; au verso, elle tombe du haut à droite, ce qui illumine l’autre face de la lame et l’autre côté du bras. Il faut donc comprendre que, en trois dimensions, la source de lumière se trouve du même côté par rapport aux deux faces : le groupe n’a donc pas pivoté, et il y a deux tentes identiques.
Il est probable que l’oeuvre avait pour but de montrer la supériorité de la peinture, qui permet de représenter la même histoire à deux moments successifs :
- Au recto, la fronde et le fourreau situent le moment représenté : après avoir abattu Goliath, David vient de s’emparer de son épée pour lui trancher la tête. Le géant tente encore de se relever : le genou gauche vertical, le torse décollé du sol, la main gauche retenant au poignet son assaillant qui l’agrippe par les cheveux.
- Au verso, le genou s’est affaissé, le torse touche le sol, et la main impuissante a glissé jusqu’au bras, tandis que le cimeterre de David s’est abaissé.
Recto Verso
Un détail vient confirmer la séquence chronologique : au recto, l’exomide jaune de David couvre encore son épaule gauche ; au verso, elle a glissé, retenue seulement par un ruban en bandoulière.
Et c’est alors que nous nous rendons compte que Daniel de Volterra, tout à sa virtuosité picturale, a commis deux erreurs qu’un sculpteur aurait évitées :
- sur le recto, il a oublié le ruban en bandoulière ;
- sur le verso, en déplaçant le bras gauche de David, il l’a rendu incapable de trancher la gorge du géant .
Autre tentative de rendu tridimensionnel : le cubisme…
Nu a l’atelier
Marie Vassilieff, 1927
Si Marie Vassilieff a peint ces deux nus recto verso, et sur des arrières-plans différents de l’atelier, c’est bien pour éviter toute comparaison à plat et exalter, en obligent à tourner autour du panneau, la spatialité des deux silhouettes.
Malgré le modernisme de la technique, elle se plie à la convention classique de la peau masculine, bronzée, et de la peau féminine, blanche. Les couleurs chaude et froide de l’arrière-plan accentuent ce contraste.
Femmes au bain (Badende Frauen)
Ernst Ludwig Kirchner, 1915-25,
volet gauche : collection privéecentre : Davos, Kirchner Museum, volet droit : NGA, Washington
La femme du volet gauche amorce une certaine liberté avec l’anatomie, puisque ses mains semblent à la fois devant et derrière son torse ; mais son pendant, sur le côté droit, est carrément coupée en deux : au dessus de sa serviette , elle est vue de face et au dessous, de dos.
Aktgruppe II (Verso du volet gauche) Aktgruppe I (Verso du volet droit)
Ernst Ludwig Kirchner, Triptyque,, 1907-08
L’amusant est que les deux volets latéraux ont été peints au verso de deux volets d’un triptyque sur le même thème, réalisé en 1907/08, et dont le panneau central a été perdu.Le couple debout de face/ assise de dos y était opposé à un couple debout de dos / assise de face.
Cette symétrie sophistiquée a été radicalement simplifiée dans le second triptyque, mais a laissé sa trace dans la femme double-face du volet droit [2] .
Les Soeurs Kessler
Vers 1956, photo de Sam Levin
Une autre manière d’attaquer la question de la femme double-face : photographier des jumelles.
Références : [1] Le Trachtenbuch des Matthaus Schwarz est consultable en ligne :
http://www.mediafire.com/file/cbo3krr9x54rurn/Trachtenbuch+des+Matthaus+Schwarz+aus+Augsburg%2C1520+-+1560.PDF [2] Kirscner a réalisé des dizaines de tableaux double-face, plus pour économiser la toile que pour exploiter l’effet rect-verso. Voir la liste dans https://de.wikipedia.org/wiki/Der_doppelte_Kirchner