Il y a quelque neuf ans, le 22 janvier 2011, je m'étais rendu à la Salle Gaveau à Paris pour entendre lire par Jean-Laurent Cochet une des dix séquences nocturnes, d'une heure et demie chacune, de l'intégrale d'Albertine disparue de Marcel Proust.
Comme je n'étais pas seul, je n'avais pas voulu infliger à la personne qui m'accompagnait la lecture intégrale, qui lui aurait fait passer une nuit blanche, et m'étais donc contenté d'écouter un dixième de ce texte mémorable pour les amateurs de La Recherche. A la suite de quoi j'avais écrit le 28 janvier 2011 un billet pour en rendre compte.
Quelque temps plus tard, un ami de longue date, personnalité de Neuchâtel, m'avait demandé de transmettre le texte d'une pièce qu'il venait d'écrire à des animateurs de théâtre que je connaissais à Paris. J'avais remis son texte à Jean-Luc Jeener et l'avais adressé à Jean-Laurent Cochet.
Pour ce qui concerne ce dernier, j'avais joint mon billet sur sa véritable performance physique à la Salle Gaveau. Dans ce billet, j'écrivais notamment ceci:
Mes proches vous diront que je ne suis pas objectif quand il s'agit de Jean-Laurent Cochet. Immanquablement, à chaque fois que je le revois, il me fait penser à mon père : le même timbre de voix, la même posture, les mêmes gestes et le même bedon... Seules diffèrent leurs formes de tête. Tandis que celle de mon père était nettement ovale, celle de Jean-Laurent Cochet est plutôt ronde en comparaison.
Il y a vingt ans Jean-Laurent Cochet était passé à Chatou où il nous avait enchantés avec des citations de Sacha Guitry. A la fin du spectacle il signait son livre, Mon rêve avait raison, ce qui m'avait donné l'occasion de lui dire dans quel trouble me jetait sa voix, quand, fermant les yeux, je croyais entendre mon père disparu quelques années plus tôt. A la suite de quoi nous avons eu un bref échange épistolaire... alors qu'il habitait les Batignolles.
Le titre de son livre me faisait également souvenir de la pièce de Guitry, Mon père avait raison, qu'il avait mis en scène au Théâtre Hébertot, quand il en était le directeur, dix ans plus tôt. J'habitais alors au début de la rue de Tocqueville, tout près de la place de Villiers, où commence justement le boulevard des Batignolles, où se situe ce théâtre. J'avais eu le privilège d'y voir Paul Meurisse dans le rôle du père, peu de temps avant sa mort, que son courage sur scène ne laissait nullement présager.
Au fond, à la faveur de son exploit, j'ai eu beaucoup de plaisir à réentendre Jean-Laurent Cochet, qui, indépendamment de mon admiration pour l'oeuvre lue et sa manière de la faire vivre, agit en quelque sorte sur moi, de par sa voix, comme une madeleine de Proust et me permet d'évoquer sans nostalgie, mais avec gratitude, un temps retrouvé.
A ma grande surprise en rentrant chez moi à Lausanne, le 26 mars 2011, je découvrais sur mon répondeur un message de Jean-Laurent Cochet qui, quand je l'entends encore aujourd'hui, comme je viens de le faire, ne laisse pas de me bouleverser, parce que je n'ai pas eu souvent dans ma vie de tels témoignages de reconnaissance:
Monsieur Francis Richard, que personnellement je gratifie du titre de Seigneur de Chatou, c'est Jean-Laurent Cochet à l'appareil.
Comme je n'ai pas le loisir en ce moment, submergé que je suis, de vous écrire, je me suis décidé à vous laisser un message pour vous parler en direct - ce sera encore plus agréable -, pour vous remercier sans perdre de temps de votre envoi,
(naturellement j'ai tout de suite mis de côté la pièce de X... pour la lire le plus vite que je pourrais; ça ne va pas être très très vite, mais ça va être le plus vite possible)
vous remercier - ça m'a profondément ému, énormément touché - de votre texte personnel.
Ah là vous m'avez atteint au coeur. Je trouve ça de toute beauté. Je trouve ça très émouvant. Je trouve ça fait avec infiniment de charme, d'élégance, de chaleur. Cela m'a beaucoup, beaucoup atteint.
Eh bien j'espère que peut-être on pourra se parler une autre fois en direct. Je vous laisse mon numéro à tout hasard. Donc moi je suis à Paris. C'est le 01 47 ** ** **. Quoi qu'il en soit, il y a toujours mon répondeur même quand je suis là, et c'est seulement quand on se nomme que, si je suis là, je réponds.
Voilà, mais encore merci, comme je le fais très mal avec les pauvres mots qu'on emploie au téléphone, mais merci vraiment, cela m'a infiniment touché. A très bientôt.
Cette minute quarante-trois de bonheur, je n'en ai pas reproduit la transcription par vanité, mais pour montrer quel homme était Jean-Laurent Cochet: il avait pris la peine de rechercher mon numéro de téléphone dans l'annuaire téléphonique et de me laisser ce message chaleureux, plein de bienveillance et de générosité. Avec sa disparition, c'est à nouveau un père que je perds...
Francis Richard