Paul Auster, trop confiné
Le principe de ce dialogue très minutieux entre un auteur et une de ses spécialistes (IB Siegumfeldt est universitaire au Danemark où elle a créé le Centre d’études sur Paul Auster de l’Université de Copenhague) est bien intéressant, dans la mesure où les études critiques ont souvent lieu après la mort d’un auteur. Concernant Paul Auster, de nombreuses études ont été publiées ici ou là, pas encore de dialogue de ce type.
Une vie dans les mots résume le travail mais aussi, intimement liée, l’existence de Paul Auster, livre après livre, romans comme récits plus autobiographiques à l’instar du superbe Chroniques d’hiver, chaque entretien concernant un ouvrage précis, dans l’ordre chronologique de leur écriture.
La lectrice connaît l’œuvre comme sa poche, l’auteur aussi !
J’ignore quel fut leur mode de travail qui dura trois ans, il y eut visiblement une préparation avant les entretiens, et des thèmes clairement définis car les échanges sont ponctués de très nombreuses citations des différents livres, fait par IB Siegumfeldt ou Paul Auster, signes d’un cadre précis bien établi.
On peut retenir entre autres choses le rapport paradoxal à la vérité et c’est là une des perspectives les plus intéressantes du travail de Paul Auster. Elle n’existe pas, « Vous affirmez une chose et elle est vraie, mais le contraire aussi peut être vrai », « j’avance vraiment dans le noir. Je ne sais pas. ». On le croit tout à fait.
Pour autant, avec le travail sur des années, Paul Auster fait d’innombrables liens entre ses livres et ses personnages, avec toujours la même défiance par rapport à sa propre biographie. Untel « n’est pas moi », ou « Je ne suis pas » untel. Il n’aide pas beaucoup sa lectrice, lui concédant un : « je crois que vous êtes sur la bonne voie. » !
Il ne sait pas avant, mais il connaît bien son propre travail. Il en détient quand même, même a posteriori, quelques clefs.
D’autre part, cette « compagnie des spectres » pour parler comme Lydie Salvayre, est essentielle pour lui, ce rapport spectral aux autres et à soi-même. C’est un homme hanté, un homme peuplé, un homme des traces et du souvenir en partie nécessairement inventé, comme c’est le cas de tout un chacun.
Enfin, l’essentiel est le processus de l’écriture et non ce qui en découle.
C’est là qu’est passionnante la visée d’un tel écrivain : l’approche du langage lui-même, « je suis intéressé par les choses qui butent sur le langage » dit ce lecteur de Merleau-Ponty, qu’on aurait aimé entendre sur Wittgenstein par exemple.
Pas de travail sur la langue même, mais elle doit être la plus juste possible.
Ce processus passe aussi par le corps, trop rarement évoqué par nombre d’écrivains, ici c’est simplement l’outil le plus nécessaire, comme il a raison : « le monde est dans ma tête. Mon corps est dans le monde », la phrase est devenue célèbre, et les développements à ce sujet, incluant notamment l’enfance (pas de corps plus « accidenté » que celui de Paul Auster, comme il le raconte dans ses textes autobiographiques).
Cette œuvre issue d’une personne très attentive à ses émotions, aux innombrables échos de la mémoire (« la mémoire : espace dans lequel un événement se produite pour la seconde fois ») cette œuvre est à tiroirs, souvent proprement vertigineuse. Certes, les citations sont toujours judicieuses, le plus souvent très belles, et le plus souvent aussi émouvantes tant elles témoignent de l’incertitude de l’auteur, de sa façon de se laisser lui-même émouvoir par ses personnages, un nombre infini de Doppelgänger…
Toutefois on peut regretter un peu la rigidité dans laquelle les échanges restent. Peut-être est-ce cadre de travail pré-établi qui empêche les digressions qui font vivre une conversation.
Peut-être est-ce la nature d’un homme réservé.
Malgré quelques « rires », l’ensemble demeure un peu froid, et ferme le nécessaire dépassement vers de plus amples interrogations.
On peut aussi regretter l’hagiographie qui régit le livre.
Il est entendu que la lectrice est admirative sinon son travail même n’aurait pas lieu, c’est une très fine lectrice, extrêmement compétente.
Il manque peut-être juste une distance autant qu’une complicité plus évidente. C’est-à-dire que la position qu’elle adopte et qui doit être très difficile quand on aime autant un écrivain, ne lui permet pas en fait d’insister là où Paul Auster se dérobe, là où il clôt la question et ne lui laisse aucune issue, là où il élude les liens si évidents de ses personnages (leurs noms, leur angoisses, leur côté fantomatique) avec Beckett (son personnage « Pozzi» rappelle quand même beaucoup le « Pozzo » de En attendant Godot) », ou Kafka. Elle tente un « kafkaïen » qui n’est pas relevé, puis un « Beckett et Kafka » qu’il rejette sans explication sans doute pour des raisons justifiées et qui lui appartiennent, mais qui auraient pu être interrogées de plus près.
C’est là qu’un geste critique eut été vraiment utile.
Contourner la résistance d’un écrivain, quitte à le mettre un peu en difficulté peut s’avérer nécessaire pour faire avancer les lectures.
IB Siegumfeldt réussit pourtant très bien une fois ce petit échange :
PA : Si vous souhaitez qu’il y ait un message, il y en a un. Mais ce que vous voyez n’est pas nécessairement ce qu’une autre personne verra.
IBS : Et vous, que voyez-vous ?
PA : Je ne peux pas le dire.
IBS Vous ne pouvez pas ou vous ne voulez pas ?
PA : Les deux.
C’est une vraie clef, mais qui n’ouvre qu’une porte, c’est un peu dommage car cet homme est un véritable immeuble à lui tout seul dans le quartier de Park Slope, arrondissement de Brooklyn, à New York.
Isabelle Baladine Howald
Paul Auster, Une vie dans les mots, traduit de l’américain par Céline Curiol, Actes Sud, 2020, 336 p., 23,80€