Notre rapport au temps a changé.
Dans le monde d'avant, j'avais un rendez-vous pour me faire couper les cheveux qui étaient vraiment dus pour l'être. J'avais demandé à la coiffeuse timidement si ils étaient ouverts. Un mardi je le demandais. Elle me répondait le jour même en disant, presqu'avec condescendance, "bien sur, on lave tout, on est propre, propre". Le rendez-vous était prévu pour le vendredi. Le mercredi, elle me revenait pour s'excuser. Le coiffeur allait aussi finalement fermer.
Imaginez ma tête maintenant. Dans une rafale de vent, mes cheveux du côté de la tête viennent pointer près de mes joues. Je crois sincèrement que certaines personnes ont changé de trottoir pas seulement par souci de distanciation sociale, mais aussi par offense visuelle.
Je ne compte plus les gens qui sont intervenus à la radio, complètement désorientés dans les jours de la semaine. "sommes nous mardi? jeudi?". Normal. Plusieurs sont prisonniers de leurs maisons, travaillent en robe de chambre, vivent des jours inattendus comme de perpétuels samedis.
Y a beaucoup de bien dans cet atroce mal.
La planète entre autre se dépollutionne vivement et ça, simplement ça, c'est assez extraordinaire. Les villes sont dépeuplées du pétrole brûlé. Je me promène dans des rues désertes toute la semaine. C'est non seulement agréable, mais si beau. C'est comme une ville la nuit, mais de jour. Si beau. Les gens prennent davantage le contrôle sur leur propre vie aussi. Certains la voient largement violée, bouleversée, très certainement, mais d'autres réalisent que respirer, ça se contrôle. Je n'ai pas souvent croisé autant de joggeurs, de cyclistes, de tous âges. On s'appartient, même dépossédés.
Sur la route, je me suis surpris à vouloir garder mes distances des voitures. La distance d'une ou deux voitures de la mienne sur la route. Comme à l'épicerie ou dans une quincaillerie. C'est encore fort prudent. Maintenant que je fais pratiquer ma fille à conduire davantage, je montre l'exemple admirablement.
Le confinement a étrangement rapproché les voisins entre eux. Les familles aussi. Les échanges entre familles et amis via les écrans franchissent des records. Ça n'a jamais été aussi nécessaire. Le rapport à nos balcons est aussi changé. Les artistes sont formidables. Vraiment.
L'esprit communautaire sort gagnant de toute cette merde. Nos rapports aux aînés ont aussi beaucoup changé. Mes soeurs* se fendent en deux pour ma mère revenue expressément avant terme du Mexique. Ma belle-soeur fait de même pour son père, sa mère et son beau-père. Je croise beaucoup de gens faisant l'épicerie pour quelqu'un d'autre. Souvent pour un(e) aîné(e). Des paniers d'épicerie titanesque, souvent 2, scannés par ma fille au front, à la caisse.
Les supermarchés font fortune. En Europe les joueurs de soccer, 128 d'entre eux au moins, ont choisi de jouer des tournois de FIFA sur console de jeu, de rendre les matchs publics, payants, l'argent se rendant à la recherche pour un sérum anti-covid-19. C'est très suivi.
Laver ses mains est redevenu une habitude fréquente. Je ne fréquentais plus beaucoup les miroirs depuis quelques années. J'ai constaté, la semaine dernière, que je ne m'étais pas regardé, dans le miroir, se serais-ce qu'une seule fois, avant à peu près 15h30 ce jour là. Et pourtant, je m'étais lavé les mains au moins 6 fois. Pas toujours face à un miroir mais au moins la moitié des fois. Quand j'ai vu l'état de mes cheveux, j'ai compris pourquoi je n'avais pas le réflexe d'y planter mon regard.
Mercredi dernier, j'avais fait beaucoup trop d'heures pour mon employeur qui m'a forcé en week-end un jour plus tôt. J'ai vécu mon jeudi comme un vendredi, mon vendredi comme un samedi et ainsi de suite. Temporellement confus.
Il y a deux semaines, dans mes trois premiers jours de travail, sans que je le veuille ainsi, j'ai commencé mes journées de job à 5h55. Le quatrième et dernier jour, j'allais la commencer à 5h52, j'ai volontairement attendu 5h55 pour puncher. pour faire une belle carte de travail équilibrée.
La semaine dernière, les trois seuls jours que j'ai travaillé je commençais mes jours à 5h54. Sans le viser non plus.
La somme de travail est toujours colossale là où je bosse. Ma vie était tout ce qu'il y a de plus stable (impropre, mais stable) réglée au quart de tour. Jusqu'à ce que cette connerie mondiale vienne saboter mon rythme.
Jusqu'à ce que notre rapport au temps change. Mon employeur n'arrivant plus à payer mon temps.
J'ai croisé mon miroir, j'en avais le temps, et j'ai sursauté.
J'avais cru voir un arbre passer.
Ce n'était que moi.
Un déraciné.
*Je suis 273 kilomètres trop loin pour le faire, moi aussi.