Il faut bien que même les meilleurs s'en aillent, ce qui ne donne pas envie pour autant de leur pardonner - plutôt de gueuler sur une saloperie de coronavirus qui s'en prend à un écrivain de 86 ans aux défenses forcément affaiblies...
Marcel Moreau est mort et je porte en moi une tristesse qui bouillonne comme la lave de ses phrases. Il fut un compagnon fidèle, moins parce que nous nous voyions, plus amicalement que professionnellement, de loin en loin qu'en raison de la présence permanente de son écriture.
Lire les livres de Marcel Moreau, aujourd'hui comme hier, c'est traverser la folie, les obsessions, les gouffres. Et en sortir.
J'emprunte au film de Stefan Thibeau (qui, je l'espère, ne m'en tiendra pas rigueur), Marcel Moreau : se dépasser pour s'atteindre, la photo qui illustre cet au revoir ému - mais on se retrouvera, Marcel, chaque fois que je rouvrirai un de tes livres !
Amours à en mourir et Opéra gouffre (1989)
Amours à en mourir remet en scène le personnage de la " Folfemme ", autre axe de l'imaginaire de Marcel Moreau. Et qui est à l'origine des mêmes bouleversements intérieurs, d'une émotion qui bouscule les convenances pour se faire entendre.
Avec ces deux petits livres, Marcel Moreau se montre tel qu'en lui-même. S'expose aussi, bien entendu, à tous les lecteurs bien-pensants pour qui l'excès est synonyme de mauvais goût. Alors qu'il est ici recherche de la vérité, de sa vérité.
Ecrivain de l'excès, Marcel Moreau éprouve de temps à autre le besoin de faire le point dans sa démarche. Ces livres où il mesure le parcours accompli, et celui qui lui reste à faire, sont parmi ses plus attachants. La Pensée mongole ou Discours contre les entraves appelaient peut-être Mille voix rauques, des voix qu'on peut entendre maintenant dans un ouvrage qui semble faire charnière dans l'œuvre de Marcel Moreau.
Quoi qu'il en dise parfois - et même dans cet ouvrage - Marcel Moreau n'a rien perdu de son tempérament. Il a toujours en lui de quoi vociférer. Ses gouffres restent ouverts sur un grand appétit d'exister par les mots. Et si son retour chez son premier éditeur (où il n'avait plus publié depuis sept ans) semble fermer une boucle, elle n'est ni la première ni la dernière...
Pour sa survie, Neung se réfugie dans la Maison des Mots, occupée autrefois par son arrière-grammaire, où il va se livrer à des pratiques peu compatibles avec la moralité de l'endroit.
Une transformation physique désigne Neung comme un cas étrange : une excroissance érectile a poussé sur sa tête - c'est Jules, né du Vwortch. Et, avec ce deuxième phallus, il va s'employer à enschlouguer quelques Oxydèques, à les violer dans leur cerveau pour les débarrasser de leur Quancer. Sombre furie d'érotisme et de mort que la sienne !
Cette fable cruelle semble celle d'un homme qui, inquiet de voir notre société de plus en plus aseptisée, en appelle à la résistance. On ne peut le laisser seul...
Le prix Plisnier en 1971, le prix Canada-Communauté française Wallonie-Bruxelles en 1977, le prix Malpertuis en 1979, le prix de la Ville de Mons en 1983, le prix Maeterlinck l'année dernière, et maintenant le prix Achille Béchet, premier du nom (doté de 200 000 francs belges), créé par la province de Hainaut en hommage à un des grands animateurs de sa vie culturelle, mort l'an dernier... La liste s'allonge, et tant mieux, puisque c'est en outre chaque fois l'occasion de revoir chez nous, chez lui, celui qui partit en hurlant et qui revient sans avoir rien abandonné de son déchirement intérieur. Il a même souvent fait un peu peur, y compris à ceux qui avaient l'occasion de lui offrir l'une ou l'autre récompense. Cette fois, pour ce prix biennal de consécration sans candidature destiné à un créateur, quelle que soit sa discipline, il est apparu comme un des artistes hennuyers (ou ayant un rapport avec cette province) les plus dignes de le recevoir.
Prix de consécration, disions-nous : sa bibliographie s'allonge presque chaque année de plusieurs lignes, de plusieurs volumes qui se ressemblent sans se confondre, dans une même orgie verbale qui prend racine loin à l'intérieur du corps et se déploie dans le monde comme un monstre magnifique auquel aucune frontière ne peut fermer un territoire. Une trentaine d'ouvrages déclinent ainsi cette Moreaumachie, pour reprendre le titre d'un de ses romans. Cette année, il a publié Tombeau pour les enténébrés, avec des photographies de Jean-David Moreau, et Noces de mort, récit terrible d'une fusion amoureuse si forte qu'elle ne peut que se perdre dans la mort.
L'homme et la femme qui sont réunis dans une chambre n'ont plus rien à connaître de ce qui les entoure. Ils sont jeunes, elle se meurt d'un cancer, il est pourchassé par les forces de l'ordre pour l'assassinat d'un homme qu'on appelle le Chef. Leurs corps se sont trouvés, ils ne se perdront plus. D'ailleurs, ils n'ont plus rien à perdre, ils ne peuvent plus que gagner du temps dans l'ardeur amoureuse, jusqu'à peut-être rendre l'amour lui-même aussi dangereux que les autres dangers dont ils sont menacés. Et si l'amour devient mortel, il a une chance d'effacer tout le reste.
On connaît, ou on devrait connaître, l'ivresse verbale de Marcel Moreau, ses élans fulgurants qui poussent son écriture à l'incandescence, au bord de la folie. Et, disant la tentation de cette folie, il ne cesse d'en explorer consciemment les abords, près de la chute mais retenu par quelque instinct vital plus fort que la mort, mort physique ou mort symbolique qui détacherait l'esprit de sa capacité à appréhender le réel pour s'engouffrer dans un univers ne répondant plus qu'à sa propre logique - illogique aux yeux de tous. C'est pourquoi, sans doute, il arrive que les livres de Marcel Moreau - il en a publié plus de trente depuis trente ans - échappent à ceux qui en tentent l'exploration, suite à un sentiment de découragement devant quelque monstruosité incompréhensible.
Cependant, sans rompre avec la radicale intransigeance de son Discours contre les entraves, il arrive à Marcel Moreau d'ouvrir plus largement la porte à celui qui voudrait tenter de la franchir. Cette impression pourrait rouvrir le vieux débat sur le problème de la lisibilité, mais celle-ci est tellement subjective qu'il est vain d'y revenir. Disons simplement, pour faire vite, qu'un roman comme Julie ou la Dissolution, souvent cité d'ailleurs par ceux qui éprouvent quelque difficulté à aborder l'œuvre de Moreau, offre sans doute une introduction plus douce à une création en totale et volontaire rupture avec tout confort. Dans le même ordre d'idée, nous nous en voudrions de ne pas citer un titre moins connu, et qui aurait mérité au minimum un élan de curiosité plus soutenu, Issue sans issue. Ajoutons-y maintenant ce Bal dans la tête dont l'auteur nous prévient cependant, dans un bref avant-propos, qu'il a longuement hésité à le publier. Il s'en explique : " J'y voyais trop l'impudique maladie de la sous-estimation de soi, conduisant au reniement de soi. Il fut écrit à une époque où il me semblait inutile d'ajouter de la vie haïe, en tout cas suspectée, à une vie que j'avais embrassée sans compter, ne dût-elle une part de son intensité qu'à un pessimisme exacerbé. "
Un des deux personnages principaux du nouveau roman de Marcel Moreau est peut-être l'involontaire intermédiaire entre le lecteur et l'univers de l'écrivain : écrivain lui-même, il est un auteur à succès au style policé et se plaît à faire plaisir à son public. Nous n'aurons pas d'exemple de son écriture, mais ce n'est pas nécessaire : les commentaires de son frère Serge suffisent. Serge est peintre et habite son délire pour deux. Il a, en outre, séduit la femme de son frère écrivain, et celle-ci est morte. Bloqué dans sa démarche créatrice, Serge s'est tourné vers l'écriture avec la même violence qu'il avait mise dans la peinture. Il boit trop et son comportement, influencé par celui qu'il nomme Edicius, figure imaginaire de la fin, est totalement autodestructeur. Serge livre dans ses carnets des aveux qui constituent une sorte d'autopunition terrible.
C'est bien parce qu'elle n'a pas d'issue qu'elle est fascinante. On était entré dans le roman avec le sentiment de suivre un chemin clairement balisé, et Moreau a annexé le terrain avec ses doutes, ses lancinantes questions auxquelles il est impossible de répondre - d'où la nécessité de les poser et de les reposer sans cesse, dans une œuvre qui est moins répétitive qu'elle n'approfondit jusqu'à l'intolérable les mêmes angoisses, les mêmes obsessions.
Au ressassement qui, de livre en livre, finit par constituer une œuvre dont la cohérence n'échappe plus à personne, l'écrivain se donne sans la moindre complaisance. Il ne craint pas de fustiger ce qu'il considère parfois comme ses travers, et qui en réalité est à la source de sa création. Recréation du monde, plutôt, vu par des yeux un peu fous, de cette folie qui dit les vérités trop généralement tues, par pudeur ou par crainte de la pression sociale.
Les mots de l'amour et les mots de la mort s'enlacent. Se déversent les uns dans les autres. Ou se chevauchent, se font des enfants, fragiles sonorités, hâves. Des voix de vêpres et de nénies mêlées.
Un furieux appel d'air qui nous emporte et nous élargit l'horizon à un point qu'il était impossible d'imaginer.
" Moreau ", un film de Michel Jakar (1997)
Michel Jakar a tenté la gageure de transposer en images cette démarche inhabituelle. Il a choisi le noir et blanc, peut-être le noir de la mine et le blanc du soleil. L'ombre et la lumière se répondent dans un jeu où les deux éléments sont indispensables à une recherche d'équilibre menée toujours au bord des gouffres.
Marcel Moreau parle relativement peu dans le film, mais on le voit beaucoup. Il est dans la rue, il rentre chez lui, il découpe de la viande, il se promène. Gestes quotidiens inscrits dans la banalité de toute existence. Mais, surtout, il écrit, il écrit. Il biffe, il rature, les hésitations coupent un élan qui renaît sans cesse, la page se couvre de lignes courtes, montantes. Les lettres se serrent les unes contre les autres, tourmentées. L'écrivain au travail est un spectacle vivant, physique - et fascinant.
Néanmoins, le film paraît un peu long. Plusieurs moments auraient gagné à une plus grande brièveté. Le réalisateur se complaît dans les belles images, comme s'il croyait nécessaire d'insister pour faire comprendre son propos - qui, d'ailleurs, n'est pas explicatif, heureusement. On se serait contenté d'une heure au lieu d'une heure vingt.
Ces longueurs sont rachetées avec bonheur par la fin du film, plus vive et même, par instants, franchement drôle.
Marcel Moreau revisionnant, une trentaine d'années après, les images d'une interview télévisée où il parlait très sérieusement de son travail, cela a un côté comique. On sent l'écrivain, aujourd'hui, plus détaché, probablement plus en accord avec lui-même. Cela lui permet de prendre les choses avec un recul ironique et le spectateur s'en réjouit franchement.
" Parfois, je me tâte : est-ce que je suis encore entier ? Je me suis tellement amputé. Je me souviens : je prélevais de la beauté dans mes horreurs, et du temps de souffrir sur mon temps de jouir. L'écriture, c'est féroce et merveilleux, la manière dont elle donne, que ce soit par ablations ou par excédents. "
Ouvert par une longue " Lettre à M'Corps ", le livre revendique autant les origines boraines de Marcel Moreau que son combat - un corps à corps - mené sans discontinuer, et qui sans doute ne peut finir, dans la course éperdue contre le temps entre allégresse et désespoir.
Toujours Marcel Moreau s'est senti en marge, en raison à la fois de ses excès et de sa discrétion. La langue n'est certainement pas pour lui un sujet de plaisanterie. Il s'y plonge physiquement, cherche le rythme - et le trouve -, lutte contre les entraves dans une saine fureur qui fait de lui un extrémiste peu susceptible d'être étiqueté dans une catégorie fréquentée par le grand public.
Il y fait le point, entre beaucoup d'autres choses, sur ses rapports avec la Belgique. Difficiles, le mot est faible, bien qu'il ait été fait citoyen d'honneur de son village natal en 1985. Il en pense ce qu'il veut : Marcel Moreau est un de nos grands écrivains.
Une trop grande familiarité avec l'œuvre de Marcel Moreau pourrait être à l'origine de la déception. Quand on a le sentiment d'avoir lu plusieurs fois, sous des formes à peine différentes, la même argumentation, on finit par se lasser. Il faudrait ouvrir le livre sans rien connaître des précédents pour y trouver de la nouveauté, une écriture rompant avec l'ensemble de la production littéraire actuelle, et sentir vibrer en soi quelque chose de ce qui fait vibrer l'auteur lui-même.
Voilà qui ne fait pas tout à fait un livre comme l'auteur de Quintes, Discours contre les entraves ou Corpus Scripti, quelques titres parmi tant d'autres, nous avait appris à les aimer.