rebondir

Publié le 04 avril 2020 par Modotcom


à l'heure où la russie engrange son blé
et le vietnam réserve son riz
pour faire face aux éventuelles pénuries
je me dis que je vis à une époque formidable
en si peu que cinquante-deux ans
j'ai connu les fax sur papier thermal
qu'on devait arracher soi-même de la machine
j'ai connu les imprimantes à papier perforé
j'ai connu les dactylos et les traitements de texte
j'ai connu les caméras argentiques
avant qu'elles redeviennent à la mode
j'ai connu lotus avant excel
j'ai blogué puis facebooké
et je rencontre maintenant
les proches et les moins proches
en vidéo-conférences gratuites
mes données personnelles et ma vie privée
sont disséminées dans la galaxie virtuelle
et mon visage est pixellisé
dans tous les serveurs nuagiques
ma vie est formattée
en fonction des offres virtuelles
qui répondent à chaque lettre que j'inscris
de mes doigts agiles sur un écran tactile
ou un clavier qui fait tic tic
je me rappelle de mes premières olives noires
ainsi que de ma première cuillerée de vinaigre balsamique
comme des délices exotiques venus de loin
et le pesto et les noix de pins
puis j'ai mangé de la crème brûlée
jusqu'à en vomir
j'ai trouvé la crème trente-cinq au supermarché
et j'achète ma pancetta et ma burrata
au rayon des denrées essentielles chez milano
j'ai bu du baby duck
et je bois maintenant du vin orange
qui se fait depuis des siècles dans les balkans
et que les ontariens du lac
ont repiqué en fabrication biologique
mais je me souviens aussi
avoir vu enfant la crème se faire baratter
pour devenir du beurre
je me souviens avoir mangé le beurre salé
à la cuiller lorsque j'étais petite
j'essaye de faire pousser des tomates
et je sais maintenant aussi
comment faire renaître des oignons verts
et du céleri à l'infini
et ce qui est fantastique aujourd'hui
alors que l'économie est à un point tournant
et qu'on assiste en accéléré
à une déflation planétaire
est que je devrais probablement
me mettre à manger des grillons
si je survis à cette pandémie
alors que certains en sont
à essayer de sauver le restaurant du coin
en commandant des plats à emporter
ou trouver la façon de se faire livrer sans délai
et en toute sécurité le dernier gadget
ou le vêtement d'auto-défense pour usage intérieur
ou à rêver du voyage en gaspésie
en août septembre octobre ou décembre
dès que les drapeaux rouges seront levés
pour repartir ainsi une deuxième vague épidémique
je pense que j'ai enfin ma chance
de changer de mode de vie
car le coronavirus est un fait exclusivement humain
annonçant la chute de notre empire moderne
et la nature n'a rien à voir dans ce désastre
il est plus urgent que jamais
de nous regarder dans le miroir
et avant de demander de l'aide financière
de nous demander à quoi nous dépensons notre argent
quand aurélie lanctôt écrivait hier
que la distanciation sociale
les masques et les gels purifiants
sont le luxe des pays riches
j'applaudis car je crois qu'on oublie
je suis l'archétype de la bourgeoisie
je dépense comme je respire
je vis au-dessus de mes moyens
condamnée à gagner perpétuellement des sous
pour assurer mon train de vie
je n'ai pas le droit de faire faillite
car il en coûterait mon titre comptable
et chaque fois qu'il y a contraction de mes revenus
comme c'était le cas lorsque j'étudiais à temps plein
je suis face à ce défi
comment puis-je vivre plus simplement
je me suis coupé les cheveux hier
ça a pris deux minutes
c'était simple
et comme j'ai renoncé à les teindre foncés
depuis le mois de novembre
il m'en coûtera cent dollars de moins
chaque cinq semaines
en évitant la dépense chez la coiffeuse
cela ne fait que mille dollars par année
mais ça fait une différence
vous trouvez que ça fait cheap
de compter mes cennes
mais ce n'est pas cheap
c'est juste sage de le faire
et je suis chanceuse
parce que j'ai toujours réussi à générer des revenus
évitant ainsi de devoir me serrer la ceinture
alors que d'autres ont des handicaps
les empêchant de travailler
je trouve cela formidable
de vivre à cette époque
où je contemple la possibilité
que la société occidentale
fasse un petit pas vers une vie plus simple
et moins individualiste et matérialiste
malgré les craintes éventuelles
que la peur et l'instinct de survie
peuvent faire surgir
qu'on ne se mette pas à honnir les autres
mais à reconnaître la part de chacun
et à renoncer à certains privilèges individuels
pour redécouvrir la grande joie
de vivre simplement ensemble
dans une paix sociale
que l'on prend pour acquis
mais que l'on s'est payée à grands frais
grâce à nos richesses naturelles
et notre ingéniosité politique
la société moderne post-industrielle est en chute libre
et pour survivre à la chute
il faut savoir rebondir
et je vais profiter de ce moment de réflexion
et de mes privilèges
pour changer pour le meilleur
je vais faire des squats mentaux
pour changer graduellement
de petits comportements
de consommation et d'interactions
car si je ne meurs pas demain des complications du virus
je veux encore vivre jusqu'à cent trois ans
en harmonie avec mon environnement
et il est possible que la coiffeuse
et le restaurant du coin
ne survivent pas à une société
qui n'aura plus les moyens de s'offrir leurs services
et que ces travailleurs auront à se redéfinir aussi
car ils ne mouront pas
comme les migrants en inde
depuis le lockdown du vingt-quatre mars
nous allons collectivement leur donner l'air pour respirer
et se réinventer
ensemble on a le pouvoir de changer.