p 29Longtemps tu attends ton heure, il se peut même qu'elle arrive brièvement avant que la roue tourne et fasse de toi une ombre. Dans un cagibi avec un réchaud, tes breloques empilées et tes dentelles
p 35-36C'était une époque heureuseLe monde ne courait pas encore à la catastrophe comme aujourd'hui. Tu balançais une canette de bière par la fenêtre, tu t'en fichais
p 37-38C'est vrai que je montre certains signes inquiétants. L'autre jour j'ai jeté mes lunettes à la poubelle et hier j'ai ouvert le frigo avec les gants en amiante pour saisir une compote Avec mon mari ça n'arrivait pas. Ou rarement. J'étais sur mes gardes. Ce n'était pas le genre d'homme à rire de ces choses Au lever, il fallait que sa tasse à café soit déjà posée sur la tablette de la machine, pastilles mise et qu'il n'ait plus qu'à appuyer. Croyez-le ou non, ça me plaisait d'y penser. J'aimais lui préparer son dispositif matinalJe regrette mon mari Des petites manies on en a tous Je suis vieille maintenant, avoir une main à attraper c'est important Je le dis sans sentimentalité attention. Je n'ai jamais été une sentimentale. Enfin si, j'ai été une sentimentale malheureusement, mais en secret, sans le gnangnan qui est associé à çaJ'aurais aimé jouer Elvire. Giselle l'a joué....Alors que dans Elvire il faut arriver sur scène avec un glaive et son armure de chevalier Je l'aurais bien fait madame… Un homme qui entend cette plainte devrait capituler, aussi débauché soit-il. L'autre est un abruti. C'est un satané con ce Don Juan. Je n'ai jamais pu le voir en peinture
p 39-40Ça m'a embêté de ne plus voir Corinna. J'aimais bien cette gosse. Je lui faisais des déguisements avec les restes de costume. On jouait à Pierre feuille ciseauxJ'avais dit à Giselle de me la confier de temps en temps. Mais elle était partie dans une autre vie Il ne faut pas s'apitoyer Sur scène on ne laisse rien derrière soi. La scène se fout de qui l'occupe Giselle, Giselle Fayolle, Anne-Marie Aucune trace de personne. Ni odeur ni ombre.
p 41Je croyais monsieur que n'ayant plus rien à faire, je verrais à nouveau la lenteur du temps. C'est tout le contraire, les jours et les nuits s'enchaînent à une allure vertigineuse. Littéralement vertigineuse
p 44Avant mon mari, j'ai eu plusieurs amants. Mais je m'attache trop vite J'en ai eu un qui avait une Matra-Simca, avec trois places à l'avant. Il conduisait couché sur son siège. Couché à tombeau ouvert en tenant le volant de loin. C'était sa promotion sociale Il ne supportait aucune contradiction. Si j'avais le malheur de dire Oh attention Serge ! Il disait quoi ??! Ses muscles du menton faisait glingling et on voyait qu'il en avait au moins pour trois mois à faire la gueuleJe manquais de légèreté. Mon corps était léger mais pas mes penséesAvec les hommes vous savez Mademoiselle, la beauté extérieure c'est bien mais la beauté intérieure c'est jamais bonJe le dis avec gravité parce que c'est grave.
p 46(la phrase de ce confinement)Qui perd à s'ennuyer monsieur ?
p 52-53Hélas Monsieur, ça a été merveilleux, parce que je me suis retournée, elle a dit, Anne-Marie !… Ma chérie ! Elle m'a serrée dans ses bras, ce qu'elle n'avait fait avec personne d'autre dans ce foyer. J'ai tout de suite demandé des nouvelles de Kikine. Kikine avait 13 ans. On ne l'appelait plus Kikine. Giselle se souvenait de Pierre feuille ciseaux et de la petite qui se trimbalait dans les pendrillons en coupant des trucs imaginaires avec ses doigts. Je l'ai félicitée pour sa nouvelle fille, nous avons parlé des années, de Mireille Camp et de Raymond Lys. De Poupi Canella qui faisait carrière dans le music-hall Je lui ai présenté mon mari. Elle disait aux gens, c'est Anne-Marie Mille ! On était à Clichy ensemble !
Anne-Marie Mille n’avait pas le physique pour le cinéma, comme elle le dit elle-même. La consécration dont rêvent les acteurs, c’est son amie des débuts Giselle Fayolle qui l’a connue. À la mort de Giselle, Anne-Marie évoque leur vie : l’enfance à Saint-Sourd dans le Nord, la chambre de la rue des Rondeaux, le Théâtre de Clichy, les personnages qu’elles ont incarnés, la gloire et la banalité domestique. Anne-Marie nous dit le chagrin et la joie d’une vie de théâtre, la froideur des lumières et des murs sans mémoire. C’est aussi un hymne aux obscurs qui ont cru en leur étoile, aux oubliés qui ont brillé pour quelques-uns.Avec Anne-Marie la Beauté, André Marcon et Yasmina Reza poursuivent une collaboration commencée avec Une pièce espagnole. C’est la cinquième fois qu’ils se retrouvent pour une création. « Il fait partie de mon écriture », dit-elle de lui.