Fait incroyable dans l'histoire : la moitié de l'humanité est désormais touchée par des mesures de confinement liées à la pandémie de coronavirus ! D'où la mutation de la crise sanitaire en crise économique et sociale mondiale. Et le moins que l'on puisse dire est que les gouvernements semblent désemparés tant face à la première (manque cruel de moyens, aucune anticipation, sécurisation défaillante des personnes, etc.) que face à la deuxième...
Dès lors, pour tenter de sauver le capitalisme, il ne fait aucun doute que les déficits publics vont être creusés à court terme, ce qui ne manquera pas d'augmenter considérablement la dette publique des États. Mon billet sera ainsi consacré à l’utilisation de la politique budgétaire, d'autant que j'avais expliqué dans un billet de 2019 combien les marges de manœuvre budgétaires des États sont limitées en raison du carcan actuel.
Une politique budgétaire en trompe-l'oeil
Face au tsunami qui déferle sur l'économie française, le gouvernement a décidé de prendre des mesures immédiates de soutien aux entreprises et aux salariés à hauteur de 45 milliards d’euros (délais de paiement des échéances fiscales et sociales, rééchelonnement des crédits bancaires, chômage partiel simplifié, etc.). Bien entendu, de telles aides budgétaires creuseront le déficit public de la France bien au-delà des 3 % du PIB (probablement 6 % du PIB dans la zone euro et 14 % du PIB aux États-Unis). Gérald Darmanin, ministre de l'Action et des comptes publics - et surtout grand chantre de la mise d'équerre des comptes publics - a ainsi été contraint de reconnaître, la mort dans l'âme, qu'un déficit public supérieur à 3,9 % n'était pas qu'une vue de l'esprit... Emmanuel Macron n'avait-il pourtant affirmé qu’il viendrait en aide à l’économie « quoi qu’il en coûte » ?
Mais à bien y regarder, le gouvernement n'a toujours pas pris conscience de l'impasse du néolibéralisme. Au contraire, les nombreuses déclarations des ministres et sous-ministres prouvent, jusqu'à plus soif, que cette crise est essentiellement pensée comme un mauvais moment à passer avant de renouer le fil du business as usual. Ainsi en va-t-il de la polémique sur le versement de dividendes, où le gouvernement a tergiversé sans être capable d'interdire ces versements substantiels, alors même que toutes les autres parties prenantes des entreprises sont appelées à se serrer la ceinture.
De même, l'appel aux dons lancé par Gérald Darmanin - version renouvelée du "versez votre or pour la victoire" de 1914 - pour venir en aide aux petites entreprises, indépendants, micro-entrepreneurs et professions libérales est tout simplement odieux dans le contexte actuel, d'autant que ce gouvernement a supprimé l'ISF. Non pas qu'il faille abandonner nos entreprises, mais juste remarquer que c'est précisément le rôle de l'État de compenser la perte d'activité du privé par le budget public, pour peu que l'on s'accorde à penser que l'État est encore le garant de l'intérêt général ! Les agents économiques, entreprises mais aussi ménages trop souvent oubliés, attendent de la trésorerie pour les premiers et des revenus pour les seconds, pas des lignes de crédit qui leur mettront la tête sous l'eau dans un an.
Et en dernier ressort, comment le gala de charité en ligne lancé par l'État pour sauver les entreprises pourrait-il être audible, lorsque les soignants, qui étaient encore vus il y a quelques mois comme les derniers de cordée par le gouvernement, en sont réduits à quémander des subsides pour faire tourner les services d'urgence ? Médiapart nous livre à ce propos les conclusions d'une édifiante enquête intitulée : Masques : les preuves d'un mensonge d'État.
Autrement dit et quitte à choquer : ce n'est pas le fric qui manque, mais les moyens matériels, qu'une certaine politique néolibérale a considérés comme secondaires, selon le fallacieux adage l'argent peut tout acheter. Hélas, quand une crise touche concomitamment la plupart des pays du monde, tout l'or du monde est inutile pour tenter d'acheter ce qui n'est plus produit ni localement ni en quantité suffisante. Le roi Midas en avait fait les frais...
La dette publique
En l'état actuel des choses, un surcroît de déficit public conduira certainement à court terme à une augmentation de la dette publique, bien que le taux d'endettement public atteigne déjà des niveaux très élevés dans de nombreux pays :
[ Source : Eurostat ]
L'idéal serait que les pays associés par une monnaie unique se prennent d'envie de mutualiser les actions menées pour lutter contre cette crise. C'est en quelque sorte ce que demande le chef du gouvernement italien, Giuseppe Conte, lorsqu'il appelle "l'Union européenne à être plus ambitieuse, unie et courageuse face à l'épidémie de Covid-19", en réponse aux excuses formulées par la présidente de la Commission européenne, qui admettait que l'Italie avait été négligée au début de cette crise... D'où la proposition d'émettre des eurobonds, opportunément rebaptisés coronabonds (European recovery bonds par Giuseppe Conte) dans la mesure où ils ne concerneraient que cette crise.
Seulement voilà, la zone euro, et plus largement l'Union européenne, sont également malades mais pas d'un coronavirus. Il s'agit juste d'une maladie appelée égoïsme, mais qui encore aujourd'hui est présentée à tort comme le fonctionnement naturel de l'économie. Souvenez-vous : la fable du marché tout-puissant et autorégulateur, les agents économiques isolés et en concurrence absolument incapables de coopérer, etc. L'ancien monde ? Pas si sûr...
Il reste alors une alternative dont il est beaucoup question ces derniers temps : la monétisation des dettes publiques, qui consiste à solvabiliser des États en difficultés financières (et parfois même des entreprises !) en autorisant la Banque centrale à acheter les titres de dette contre création monétaire, ce qui normalement est interdit par les traités européens. D'où les cris d'orfraie des dirigeants politiques allemands et néerlandais, qui voient dans le plan d'urgence de 750 milliards d'euros concocté par la BCE une monétisation déguisée des dettes publiques de la zone euro avec tous les dangers que cela implique (écrasement des primes de risque sur de nombreux titres de dettes , création de bulles, etc.).
[ Source : Natixis ]
Cette monétisation peut du reste prendre la forme d'une distribution directe de monnaie à des groupes d’agents économiques, sans contrepartie, ce que l'on appelle l’Helicopter Money.
Or, il faut remarquer que dans le cadre européen, la BCE va créer de la monnaie pour acheter des titres de dettes publiques dont l'objectif est de financer la lutte contre le COVID-19 (crédits aux entreprises, financement du chômage partiel, transferts de revenus aux ménages...). De plus, les Banques Centrales des pays de la zone euro reversent leurs profits aux États, ce qui dans le cas présent signifie simplement que les paiements d’intérêts sur la dette publique faits par l’État à la Banque Centrale sont en fin de compte rendus par la Banque Centrale à l’État. Enfin, si la BCE s'engage à ne pas réduire la taille de son bilan pendant de très nombreuses années, ce qui signifie qu'elle renouvelle l'achat de titres à l’échéance (la monétisation de la dette publique est donc en quelque sorte irréversible), alors les États n'auront pas à rembourser ce surcroît de dette publique. La boucle est alors bouclée ! Autrement dit, la dette publique est devenue gratuite pour l'État en question, ce qui correspond bien à une monétisation de la dette publique par la Banque centrale...
Bref, l’Helicopter Money peut très facilement être mis en œuvre dans les prochains mois. D'ailleurs, dans un contexte électoraliste, Trump en est même venu à vouloir verser un chèque directement aux ménages pour relancer l'économie américaine. Si la dette publique émise en contrepartie était monétisée par la Fed, on s'approcherait de ce que certains économistes qualifient de Quantitative easing (QE) for people et qui a fait l'objet d'une note de l'Institut Veblen.
Mais pour revenir à la France, à n'en pas douter, dès que cette crise sera passée, le gouvernement se dépêchera de soumettre à l'Assemblée nationale soumise un budget d'austérité, conformément aux préceptes de la théorie du ruissellement qu'il affectionne tant. L'hôpital sera alors privatisé, certes avec deux ans de retard, les réductions d'effectifs reprendront et les belles promesses d'un changement de paradigme économique s’évanouiront dans l'éther de la campagne de 2022... À moins que les citoyens, abusés désabusés depuis des années et trahis par les élites politiques, ne réclament enfin des comptes au gouvernement par toutes les voies (légales) !
P.S. : l'image de ce billet provient de cet article de la Gazette des communes.