Parmi ces voix figurait Anne Emmanuelle Volterra, avec huit poèmes titrés : " Histoire et tragédies " : ils formeront l'une des cinq sections du recueil auquel est décerné, ex aequo avec Béatrice Marchal, le Prix Labé 2019. On apprenait par une note sur leur auteure qu'elle était née à Fribourg, en Suisse, et qu'au rebours de la plupart des poètes qui, s'ils ont fait des études universitaires, ont fréquenté la faculté des Lettres, ou des écoles d'art, elle avait étudié le droit et travaillait à Berne, capitale de la Confédération suisse, au Département fédéral des finances.
C'est ce qui pourrait apparaître comme une première incongruité. Deuxième inconguité : son premier recueil paraît en France, chez Lanskine - fait assez rare pour un poète d'origine suisse et qui vaut d'être mentionné. Et troisième incongruité : bien que née et ayant grandi dans un pays deux fois préservé de la guerre, au cœur de l'Europe, Anne Emmanuelle Volterra ouvre les feux avec un livre longuement mûri intitulé Scènes d'Hiroshima.
S'interroger sur la possibilité de faire de l'Histoire un objet poétique forme en effet, non sans ambition, l'un des principaux enjeux de la poétique très singulière, très élaborée, et à la fois constamment attachée au concret (à la présence des êtres, à celle des objets, aux paysages et aux décors du quotidien), du livre que l'on va présenter ici en quelques mots, au nom de l'ensemble du jury du Prix Labé.
Hiroshima est le lieu, et le nom, d'une implosion radicale, à la fois au sens le plus concret (celui de la désintégration du vivant) et le plus philosophique, ou civilisationnel, du terme. À l'instar d'Auschwitz, Hiroshima est un symbole de l'innommable : à savoir " la combustion de milliers / De corps, à la seconde " (p. 62), la disparition instantanée d'une ville entière d'êtres humains soufflés par la bombe (" pétales cendrés de pissenlits / soufflés dans les champs de rues ", p. 61) avec une force d'anéantissement telle qu'elle fixe sur les murs " des ombres singulières ", " une image inconsistante et permanente / Sur le béton, / Comme la craie sur le tableau / Ou quelque être fossilisé " (p. 64). C'est bien de cette fossilisation générale que nous parlent, plutôt que de l'événement lui-même (auquel il n'est fait allusion qu'en conclusion), les Scènes d'Hiroshima, suggérant sans dire, faisant tourner les images désenfouies de l'enfance : celles des pique-niques et des balançoires, des " friables forteresses " en sable que l'on construit puis détruit à grands coups, et celles d'une adolescence préservée, en apparence insouciante, en marge de la présence évaporée de l'Histoire, à la fois absente et constamment présente telle une menace sourde, à l'arrière-plan des images. Ainsi - lors de travaux manuels au jardin - de la
formation de quelques visages et bustes, malgré les échecs successifs
les profils sont ceux d'ogres : inconnaissables, contredisent les faces que
nous avons faites peut-être trop rondes, trop affectueuses, où nous avons
mis tout entiers nos propres traits, nos traits imaginaires, nos complaisances
( Visages au jardin II ; p. 13)
Un autre des poèmes de cette suite (tous intitulés Visages au jardin) suggère une " modification de la perspective " ; et témoigne, dans une parenthèse, de la " naissance d'une forme ", " malgré l'impossible narration / d'événements de cet ordre " (p. 16)... Or le titre général de cette première section de poèmes est : Visages d'Hiroshima... Si pour Theodor Adorno, il ne semblait plus possible d'écrire de la poésie après Auschwitz, pour Anne Emmanuelle Volterra, tout se passe comme s'il n'était plus possible d'écrire ou aussi bien, de donner forme à des visages, après Hiroshima. Et pourtant " il faut continuer " écrit Beckett en conclusion de L'Innommable. Mais continuer sans innocence, en déplaçant la perspective, et en tentant l'impossible, qui consiste à donner forme poétiquement à l'implosion universelle qui a eu lieu, aussi invisible dans le paysage familier que la contamination de la nature après une explosion nucléaire, qui semble se déposer partout comme une cendre, par surimpression, faisant de l'après-Hiroshima " un monde dont les couleurs ont passé " (p. 57) mais avec lequel il nous faut désormais coexister. Et cela, précisément, " malgré l'impossible narration / d'événements de cet ordre ".
À l'autre bout du livre, la section intitulée Cycle d'Hiroshima se conclut sur l'image d'Eurydice : les survivants de la tragédie, en fuyant par la mer, hésitent à se retourner sur l'enfer de la ville en flammes, car " la regarder aurait achevé / sa combustion " (p. 65). De même, la poète-Orphée aura hésité jusqu'aux dernières pages à nommer ou à regarder en face la ville réduite à néant en ce fameux 6 août 1945, mais dont le nom : Hiroshima, surplombe l'ensemble du recueil, n'apparaissant pour la première fois que dans l'avant-dernière section, intitulée Estampes.
Mais les autres sections qui précèdent se révèlent déjà hantées - derrière la normalité, la routine, les " jeux aimables " de l'enfance ou le mensonge d'un monde qui serait " inébranlable " - par une sourde inquiétude : " Aux fissures invisibles des façades / répondent des grincements de fêtes " (p. 26). Les objets du salon, et même la conversation qui s'y tient, forment une " nature morte " (p. 44). Les mots du poème entrechoquent des imaginaires contradictoires, par collages : c'est derrière les " épaisses / portes de béton " des " abris antiatomiques " qu'on a installé " des caves fraîches " pour " le bon vin, les skis et les sandales de plage ", symboles des vacances au grand air (p. 24-25). Sous le " faussement paisible " gît partout une menace qui nous dérobe ses gouffres : " Mais nous nous obstinions à déterrer [...] certaines histoires de bagages défaits et refaits, d'enfants évacués / à la campagne, la chaleur des étés à bombardements / à la lumière des nôtres " (p. 30).
Au-delà de la succession très concertée des poèmes, toujours en vers libres mais qui miment au début la prose, et qui témoignent d'une grande maîtrise de la cassure du vers ou de l'enjambement, d'un très subtil réglage, ce livre apparaît donc comme une manière de montage où mots et poèmes participent d'une architecture minutieuse, comme s'il s'agissait de réaliser " l'assemblage des pièces / qui aurait expliqué le largage de la bombe " (p. 32), en riposte au silence et aux refoulements dont témoigne le poème précédent :
Il ne fut jamais question entre nous
de l'assemblage des pièces
[...]
Jamais nous n'évoquions les réactions en chaîne
pas plus que les lois mécaniques
ces choses-là étaient tues comme de pénibles secrets
ou arrachées aux dernières mémoires
( Histoire et tragédies, VIII, p. 31)
- Et cela, " en commençant par la décomposition de tout " (p. 45). Décomposition qui pourrait apparaître comme le mot pivot du recueil, au sens à la fois de désintégration, d'effacement, de disparition de la chair ou de réduction en cendres... et de dé-composition, c'est-à-dire, formellement, de déconstruction du poème, du vers ancien, ou de la langue, pour les recomposer ou les reconstituer autrement.
Si la poésie, pour citer encore Anne Emmanuelle Volterra, " impose une métamorphose ", et si nous savons combien " La réussite de la métamorphose est aléatoire " ; mais surtout, si devant de tels absolus de l'Histoire toute narration et toute description échouent, nous n'en tenons pas moins entre les mains, avec Scènes d'Hiroshima, quelque chose comme un petit traité poétique du désaveuglement qui a valeur de viatique : aussi lucide sur nos refoulements, nos exutoires, nos complaisances, nos perpétuels dérivatifs (ce que Pascal appelait : le divertissement) que sur la mélancolie et la tendresse qui nous lient aux objets, aux êtres du passé, aux disparus, aux jours d'avant " l'expérience de la brutalité " et d'avant le savoir sur Hiroshima - ce lieu, ce mot qui n'en finissent pas de se consumer dans l'invisible...
Anne-Emmanuelle Volterra, Scènes d'Hiroshima, Lanskine, 2018, 72 p., 13€