Ce livre se définit lui-même comme « journal en poèmes ». Il est constitué, en effet, de 365 poèmes, rangés selon la suite simple des jours d’une année, d’un 20 août à un 19 août. À quoi s’ajoute la référence, quasi constante, à un voyage, dont les lieux sont parfois nommés (l’Italie et ses villes, principalement) ou demeurent vagues (le bois, le glacier, le chemin, etc.). Mais qu’il s’agisse de la suite (régulière) des jours ou de celle (irrégulière) des lieux, on observe — c’est ce qui apparaît d’abord — qu’il n’y a là aucun but, aucun terme vers lequel, de la première à la dernière page, on avancerait. Aucun sens n’oriente ce parcours ni ce temps.
Mais on voit aussi, très vite, ce qui, tout en laissant le livre à son désordre, à sa discontinuité, le rassemble. C’est, d’abord, un principe qu’on pourrait dire formel :
la reprise de tel mot d’un poème dans le poème qui suit. Exemples : cheval, suffocation, coriandre, oursin, soleil acerbe, bâton cassé, lignes d’erre. Et, comme on s’en aperçoit au fur et à mesure qu’on tourne les pages, ces mots reviennent aussi à plus longue distance. Ce sont, souvent, les mots les plus simples, par lesquels sont nommés des êtres communs, des matières ordinaires — objets “sans destination”. Exemples : ongle, doigt, genou ; feutre, laine, basalte, cuivre, sciure, cendre ; hache, barque, rondin, poutre ; chèvres, âne, figues, poires… Mais aussi : rectangle, carré, diagonale. Et le carnet lui-même, en sa présence de chose, quoiqu’il soit en même temps la distance dans laquelle sont dites les choses. C’est là “programme de simplicité”, en lequel on reconnaîtra la parenté avec ce qu’on nomme objectivisme ou poésie littérale. On lit cette formule : “je cherche le sillon des poèmes précis”.
Cela dit, Emmanuel Laugier n’écarte pas, contrairement à un Emmanuel Hocquard, l’usage des métaphores. Citons “le pont de fer / au point de croix / dentelle”, “l’assiette ouverte d’un soleil haut”, “la courroie du jour”, “le buisson d’encre”. Et, aux métaphores nombreuses, on joindra les non moins nombreuses synesthésies : “clarté sonore”, “épaisseur âcre / de vert ”, “son perçant des feuillages”, “lumières cuivres”. Entendons bien qu’il ne s’agit là ni de déchiffrer une profondeur cachée (l’analogie des romantiques) ni de peindre un chatoiement baroque d’apparences. Le poème note seulement des ressemblances, l’élémentaire voisinage des sensations, leur aléatoire coagulation. Métaphorique ou non, l’écriture dit (enregistre) l’étroitesse des choses en même temps que leur indécision, ce qui fait que, sans cesse, elles débordent d’elles-mêmes.
Ce débordement s’accomplit aussi d’une autre façon : par l’appel à d’autres œuvres, d’autres artistes, poètes, peintres, photographes. Dont Emmanuel Laugier, à la fin du volume, sous le titre “Références, dédicaces”, donne une liste partielle. Et qui ont en commun d’avoir affaire aux “rectangle[s] plat[s]” (photo, tableau, page) et d’y inscrire leur perception des choses. Artistes, dans la suite des poèmes, quelquefois nommés (sans majuscule, comme tous les mots du livre) : pétrarque, lorenzetti, lippo memmi, rilke, mandelstam, hopkins, louis zukofsky, ou plus discrètement évoqués : ossip, bram, wcw, w. b. Nombre de poèmes de Chant tacite sont écrits en marge de leurs œuvres en même temps qu’ils s’enfoncent en elles.
Ces poèmes, souvent, demeurent énigmatiques. Si les mots sont simples, les énoncés sont obscurs. C’est que la syntaxe est disjointe, flottante, quelquefois ruinée : phrases inachevées, inversions étranges, ellipses, mots à double fonction. Mais il ne s’agit pas là d’un goût pour la poésie raréfiée, hermétique (et, comme il arrive, arrogante dans son hermétisme). Cette écriture donne, fidèlement, l’image d’un monde fragmenté, désuni, irréductible au discours suivi, cohérent, stable. Le réel donne lieu à cette parole à la fois prudente et brute, inapaisée, inlassable. La plénitude est ce qui nous échappe. Le morcelé, l’inachevé, inévitablement, nous embarrassent, nous arrêtent.
Bien évidemment, c’est là, au sens le plus profond, la pensée du livre. C’est là, plus qu’en tout autre trait de l’écriture, que se tient, inscrite dans la fragmentation elle-même, son unité. Sa pensée, ou plutôt son penser, comme activité, comme effort. Comme effort sans fin, sans progrès. Un penser qui est, avant tout, un sentir. On songe à Rousseau, écrivant dans la septième Rêverie : “Mes pensées ne sont presque plus que des sensations.”
Ajoutons que ce penser se forme largement dans la marche. Et on songe, ici, non plus seulement à Rousseau, mais à du Bouchet. Lequel est nommé dans les “dédicaces”, à la fin du livre, mais se trouve présent dès avant ce moment. Citons, parmi bien d’autres, ces formules : “des fagots de feux clairs”, “la ligne du glacier clignote”, “la sobriété rase / de la marche / attenante aux choses”. Sans oublier la pratique même du “carnet”. Un poème s’achève sur ces mots : “lire - marcher - écrire”. Telle est, en effet, la méthode. Non pas, grossièrement, pour produire de la “poésie”, mais pour penser, pour savoir, autant qu’il est possible (on parle d’un savoir simple, élémentaire, primordial), pour “exister”.
Ainsi, sans doute, doit s’entendre le titre. Le “chant tacite“ est celui qui ne s’élève jamais, qui se tient devant le réel, au plus près de lui en même temps que dans la distance inévitable et précieuse des mots. Devant le réel à la fois exigu et vaste, limpide et obscur. Chant humble, absolument. En lequel parler et se taire se joignent. Le chant qui se tait est le seul chant possible, le seul chant juste.
On comprend qu’aucune présence ne vienne s’ajouter, de quelque façon que ce soit, à ce que donne la sensation. Un poème évoque “la monnaie d’or du fait”. Un autre dit que “des pièces d’argent étincellent et vibrent”. On pense, cette fois, à Leucippe, le premier des philosophes matérialistes, dont on dit qu’il se représentait la totalité du réel “à la façon d’un tas de pièces d’or séparées”. De là cette joie dont le livre fait souvent état. Nous habitons ce monde. Il n’en est pas d’autre. En lui, écrit Emmanuel Laugier, “je m’enfonce muet et immobile de joie”.
Jean Renaud
Emmanuel Laugier, Chant tacite, Éditions Nous, 2020, 240 p., 22€