Mardi, Emmanuel Macron a plaidé pour un « principe de justice à l’égard de tous les choix passés ». Comme le président, diriez-vous que l’épidémie à laquelle nous faisons face était imprévisible et que ces choix ne peuvent pas être questionnés ?
André Grimaldi. On ne pouvait effectivement pas prévoir ce coronavirus. Mais la survenue d’une épidémie était, elle, envisageable et envisagée depuis longtemps par de nombreux infectiologues et médecins. Des plans ont même été bâtis ces dernières décennies. La preuve : la France s’était dotée de centaines de millions de masques pour faire face au virus
H1N1, en 2009. Dire qu’il nous était impossible de prévoir un certain nombre de mesures est donc faux. Le véritable problème, c’est que l’on a affaibli notre système de santé jusqu’à nous démunir face à une éventuelle pandémie.
Qui sont les responsables de cet affaiblissement ?
André Grimaldi. Cette inflexion politique remonte à la fin du XX e siècle, quand, à l’échelle mondiale et au sein de l’Organisation mondiale du commerce, s’est instillée l’idée que, si la santé relevait bien des compétences des États, son mode de gestion devait rejoindre celui des entreprises. Cette idéologie a été ensuite partagée, à droite comme à gauche. L’hôpital public s’est retrouvé à suivre le modèle commercial des cliniques privées, qui ne relèvent pas du service public et cherchent les activités les plus rentables, en travaillant à flux tendu. C’est tellement vrai que, en 2009, la loi Bachelot, qui met en place la gouvernance d’entreprise dans les hôpitaux, adopte la terminologie du commerce. On parle désormais de conseil de surveillance, de directoire… Le directeur n’est plus un médecin mais peut venir de n’importe quel secteur privé. Pour cette idéologie, les lits, les stocks de matériel…, c’est de l’argent perdu. On est passé d’un « hôpital de stocks » à un « hôpital de flux ».
Des inflexions sont-elles intervenues depuis dix ans ?
André Grimaldi. Après la crise de 2008, les déficits des banques sont devenus ceux des États. Il fallait donc assainir les dettes publiques. L’État ayant plus la main sur l’hôpital public que sur la médecine libérale de ville, les majorités successives, sous Sarkozy comme sous Hollande, ont contraint le budget du public, en diminuant les remboursements de la Sécurité sociale. Quelque 800 millions d’euros d’économies ont été demandés aux hôpitaux chaque année. Au début, cela s’est traduit par des réorganisations. À la fin, par la diminution du nombre de lits et de personnels. Le modèle, c’est celui de la médecine industrielle. Les activités programmées, standardisées et techniques sont payées à l’acte. Cela fonctionne très bien pour la prise en charge en ambulatoire de la cataracte, de la coloscopie, de la pose de pacemaker ou de prothèse de hanche. Autant d’actes normés, standardisés et chiffrés. Ce modèle convient parfaitement aux cliniques privées qui cherchent la rentabilité. Mais pas à l’hôpital public.
Y a-t-il eu des symptômes avant-coureurs de la crise actuelle ?
André Grimaldi. Bien sûr. Avant le coronavirus, l’hôpital public a dû faire face à plusieurs phénomènes de saturation. La première a trait à l’explosion du nombre de consultations sans rendez-vous aux urgences. Résultat : des patients qui se retrouvent pendant des heures dans des couloirs sur des brancards, parce qu’il n’y a plus de lits ni de personnels suffisants pour prendre les en charge. Ce phénomène a culminé à l’automne dernier avec l’épidémie de bronchiolite. Un phénomène pourtant attendu et programmé chaque année. Mais, pour la première fois, faute de lits et de personnels, une quarantaine d’enfants ont dû être transférés des hôpitaux parisiens vers des établissements à 200 kilomètres de là (lire notre édition du 13 décembre). La bronchiolite 2019 n’était pourtant pas plus grave que celle des années précédentes. Mais les services ont été débordés. Or nous sommes au cœur des missions de l’hôpital : la réanimation et la pédiatrie. Cette situation a conforté la colère et les revendications au sein des établissements. Comme ses prédécesseurs, la ministre de l’époque, Agnès Buzyn, a répondu par un sparadrap : l’octroi d’une prime pour les infirmières de l’AP-HP… Et, en même temps, elle faisait voter un budget de la Sécurité sociale prévoyant de nouvelles économies.
Y a-t-il eu d’autres alertes ?
André Grimaldi. Oui, avec une autre épidémie, qui démontre que notre système est totalement inadapté. Une épidémie qui tue lentement, sans bruit : les maladies chroniques. Vingt millions de Français sont touchés. Le modèle industriel de la médecine programmée et standardisée ne marche pas pour ces maladies car elles demandent une prise en charge globale, sur le temps long. Le plan santé 2022 présenté l’été dernier était censé mieux organiser la prise en charge de ces pathologies grâce à la médecine de ville et à l’hôpital-entreprise. Mais ni l’une ni l’autre ne peut faire face. Aujourd’hui, en guise de « rupture », on parle d’un service hospitalier qui comprendrait non plus seulement les établissements publics, mais aussi les hôpitaux privés lucratifs et non lucratifs. On mélangerait ainsi les personnels de ces établissements, qui relèvent du droit privé, avec ceux de la fonction publique…
Les propos récents du premier ministre sur la fin du statut des agents des hôpitaux publics résonnent encore plus fort aujourd’hui. Il s’agit là que d’une évolution de l’idéologie à l’œuvre ces trente dernières années.
Entretien réalisé par Stéphane Guérard L’HUMANITE 02 avril 2020