" Compte tenu, si vous voulez, de la force de notre hypothèse, on a pensé que éthiquement (...), on ne pouvait pas continuer, si vous voulez, à garder un secret pour marcher selon les lois de la déontologie scientifique habituelle qui consiste à faire des expérimentations, reproductibilité sur un grand nombre de patients, puis publication. "
Cette déclaration ci-dessus aurait pu être prononcée par le professeur Didier Raoult aujourd'hui pour justifier les essais d'hydroxychloroquine sur les patients atteints de covid-19. En fait, elle a près de trente-cinq ans, elle a été prononcée le 29 octobre 1985 au journal de 20 heures sur Antenne 2, après sa conférence de presse à l'hôpital Laennec, à Paris, par le professeur Jean-Marie Andrieu, cancérologue de grande réputation, pour expliquer pourquoi il a court-circuité toutes les procédures pour expérimenter l'effet de la ciclosporine sur des patients atteints du sida. La ciclosporine est un médicament (immunosuppresseur) utilisé dans les transplantations pour éviter les rejets de greffe. On était alors en pleine épidémie de sida et les lits des hôpitaux étaient majoritairement occupés par les malades du sida. Il y avait urgence.
On comprend bien que l'urgence nécessite d'aller vite, mais cela implique aussi d'être efficace et de ne pas faire n'importe quoi. Pour la ciclosporine, trois médecins (le professeur Philippe Even, chef du service pneumologie à Laennec, le professeur Alain Venet, immunologiste, et Jean-Marie Andrieu) ont ainsi bravé des interdits, refusé de saisir le comité d'éthique (qui devait donner son accord pour toute expérimentation sur un être humain), oublié de demander le consentement aux patients expérimentés... et tout cela avec l'accord de la Ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale de l'époque, Georgina Dufoix qui a évoqué dans un communiqué " une méthode de traitement originale " qui semblait " dessiner un espoir raisonnable " de guérir les malades du sida. Les trois médecins lui avaient parlé de résultats " spectaculaires ".
Pourtant, les trois premiers patients traités à la ciclosporine allaient rapidement décéder, l'un avant même la conférence de presse de la ministre et des trois médecins, les deux autres quelques jours plus tard. Jean-Marie Andrieu a admis en mai 1986 que son traitement était inefficace, après avoir suscité une forte attente de la part des personnes atteintes du sida et de leurs proches. On ne joue pas ainsi avec la vie des malades.
Beaucoup de médecins ont été choqués par cette déclaration fracassante d'une "solution miracle". Chef du service maladies infectieuses et tropicales à l'hôpital Tenon, Gilles Pialoux a commenté le 10 septembre 2015 sur le sujet : " Il faut se replacer dans le contexte. En 1985, on vient de découvrir le virus du sida, mais les marqueurs sont encore très mal identifiés. Il n'existe aucune thérapie. À Pasteur, les deux tiers des 70 lits sont occupés par des patients atteints de VIH. On compte un mort tous les trois jours. Alors, cette communication, c'était franchement impudique. " (PourquoiDocteur.fr).
Membre de l'équipe qui a isolé le virus du sida au début des années 1980 et professeur d'immunologie à l'Université Pierre-et-Marie-Curie, David Klatzmann n'a toujours pas compris la raison de cette affaire : " Aujourd'hui encore, c'est une énigme. Il est commun que les chercheurs s'auto-convainquent de l'importance de leurs résultats. Mais tirer de telles conclusions d'après deux patients, c'était incroyablement disproportionné... (...) Je me souviens de tous ces patients qui venaient me voir pour me demander de quoi il s'agissait, où ils pourraient se procurer le traitement. (...) Je n'ai jamais envisagé qu'une simple hypothèse puisse se traduire rapidement par un test chez l'humain ! Il fallait d'abord générer suffisamment de données pour soutenir cette hypothèse. Si à chaque fois que j'avais une idée, j'allais chercher un patient de mon service pour la tester sur lui... " (PourquoiDocteur.fr).
Fondateur de l'association AIDES, Daniel Defert a témoigné aussi : " Nous étions choqués, parce que nous avions le sentiment que ces médecins étaient prêts à tout pour la gloire. C'était une époque où les malades du sida se suicidaient parce qu'ils ne trouvaient pas de traitement et ne voyaient pas la mort arriver. ". Pour protester contre la caution du gouvernement à cet essai mené sans recul, avec très peu de patients et sans la rigueur scientifique, le médecin spécialiste sida Jacques Leibowitch a eu cette formule parlante : " La main de la politique dans la petite culotte de la science ".
À la suite de l'affaire de la ciclosporine, le sociologue Nicolas Dodier, directeur de recherches à l'INSERM, a distingué en avril 2005 deux "camps" qu'on semble retrouver avec l'hydroxychloroquine pour le covid-19 : " Se dessinent alors deux camps. Pour certains, proches de la tradition clinique (...), en situation d'urgence sanitaire, les cliniciens-expérimentateurs sont en quelque sorte les mieux placés pour juger, en leur âme et conscience, du moment opportun pour communiquer au public les premières expérimentations d'un produit. Pour d'autres, au contraire, cette manière de concevoir la médecine et la recherche peut occasionner de grandes dérives, particulièrement dans le contexte tendu propre au sida. Il faut en passer, même si cela s'avère difficile, par le placebo, le double aveugle, les grands nombres, le système de peer-review des revues scientifiques... " (revue "Sciences Humaines" hors-série n°48). Et le sociologue a noté que les réactions des malades étaient toujours particulièrement favorables à la publicité de ces expérimentations. Évidemment.
Faut-il aussi rappeler l'affaire du Mediator qui fut surmédiatsée il y a une dizaine d'années ? Le médicament a été prescrit comme coupe-faim alors que la molécule était très dangereuse. Le procès qui s'est ouvert le 23 septembre 2019 et son ordonnance de renvoi indique que la prise du Mediator a provoqué entre 3 100 et 4 200 hospitalisations pour insuffisance valvulaire, entre 1 700 et 2 350 chirurgies de remplacement valvulaire, et entre 1 520 et 2 100 décès. Le contexte est un peu différent car il s'agirait plutôt d'une suspicion de tromperie du laboratoire producteur de la molécule (le procès est en cours) plus que de déclarations publiques imprudentes de médecins en mal de publicité, mais la conséquence a été la même, la ruée populaire vers le Mediator.
Aujourd'hui, on se retrouve dans la même situation de ce que j'appellerais le " populisme scientifique". Il est évidemment difficile déjà de définir le "populisme" dans le sens plutôt politique et électoral, et donc, c'est encore plus difficile encore de le définir en matière scientifique, mais on peut essayer en disant que c'est l'utilisation du "peuple" contre les "élites". Le populisme en politique, surtout employé dans l'opposition, permet de brosser le peuple dans le sens du poil et de critiquer les dirigeants en disant : avec moi, ça ira mieux. Une certaine démagogie. Des arguments faciles. Des sophismes.
C'est déjà peu convenable d'un point de vue politique (mais forcément incontournable car on n'empêche jamais la facilité dans un système, c'est le premier principe de thermodynamique, l'énergie tend toujours vers son minimum), mais c'est quasiment irresponsable lorsqu'il est dans un domaine scientifique. Illogique et irresponsable. Illogique car s'il y a bien un domaine où les polémiques populistes n'ont aucune raison d'être, c'est bien dans les sciences dites dures, car le nombre de spécialistes dans un domaine donné est tel qu'il est facile de valider ou d'invalider des travaux scientifiques, c'est le principe des revues scientifiques à comité de lecture qui évalue d'abord la méthode scientifique proposée par le chercheur qui publie.
Certes, s'il s'agissait de recherches sur les trous noirs, sur la énième particule cachée de physique quantique, sur le graviton, sur le boson de Higgs, etc., ce ne serait pas très grave de ne pas adopter des méthodes scientifiques peu rigoureuses sauf sur le plan intellectuel. Mais lorsqu'il y a la vie de personnes en jeu, c'est irresponsable de faire de grandes déclarations publiques non étayées par des études sans reproche.
Or, c'est cela, le problème de l'hydroxychloroquine que propose l'équipe du professeur Didier Raoult dans son Institut Hospitalo-Universitaire (IHU) Méditerranée Infection : des déclarations publiques tonitruantes, des études à la rigueur très discutable, des essais avec de très nombreux biais (statistiques, méthodologiques), et des publications hors comité de lecture, puisqu'elles sont éditées ...par son propre institut (on n'est jamais mieux servi que par soi-même).
Attention, il faut bien comprendre que je ne remets en cause ni la réputation de Didier Raoult, qui est grande, ni le fait que son traitement pourrait être effectivement efficace pour traiter les malades du covid-19. Je regrette d'abord ses déclarations publiques qui n'ont pas lieu d'être, qui sont beaucoup trop prématurées. Celui qui, visiblement, avait eu une très faible anticipation de cette grave pandémie (il expliquait il y a deux mois qu'il n'y avait pas de quoi s'occuper d'un virus chinois lointain), n'aurait jamais dû évoquer l'hypothèse de son traitement en dehors du cercle scientifique, le seul capable d'évaluer la pertinence ou non de sa solution.
On aurait pu comprendre que Didier Raoult s'adressât directement au "peuple" (par Youtube notamment) dans le cas où il aurait été un chercheur brimé, mis au placard, peu écouté des instances nationales. Mais la réalité, c'est le contraire : Didier Raoult est le représentant de l'élite scientifique française, brassant des centaines de millions d'euros d'argent public (il a su convaincre l'État d'investir), très écouté jusqu'au plus haut niveau de l'État puisqu'il est membre du conseil scientifique mis en place par le Président Emmanuel Macron avec lequel il aurait régulièrement des entretiens téléphoniques : on ne peut donc pas dire qu'il n'a pas les canaux pour être écouté.
Ses déclarations au grand public font des dégâts humains collatéraux. Le couple d'Américains qui s'empoisonne et se tue (pour l'un d'eux) par un produit nettoyant d'aquarium à base de chloroquine en est un exemple. Mais aussi de nombreux patients qui doivent prendre l'hydroxychloroquine comme traitement habituel pour d'autres pathologies risquent également d'être en manque de médicament par un effet de déstockage massif.
Quand des personnalités politiques s'en mêlent, c'est encore pire : le maire de Nice Christian Estrosi, la députée LR Valérie Boyer, entre autres, ont déclaré qu'ils en ont pris et qu'ils étaient guéris, mais il se trouve que la grande majorité des personnes atteintes du covid-19 peut guérir sans traitement, tandis que la parole des politiques porte même s'ils n'ont aucune compétence scientifique.
Le cas de l'ancien Ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy, régulièrement interviewé sur LCI en ce moment, est un peu différent car il est médecin cardiologue et a donc quelques compétences sur le sujet (il a même repris du service pour aider à surmonter la vague du coronavirus). Là encore, je n'ai rien contre lui (que j'ai eu l'occasion de connaître par ailleurs), mais si l'on sait qu'il est membre du conseil d'administration de l'IHU Méditerranée Infection ( comme l'affirme le site Les Crises), on peut comprendre pourquoi il soutient le professeur Didier Raoult malgré les biais de ses études (Philippe Douste-Blazy, au fil des jours, s'est cependant montré moins enthousiaste et plus prudent).
Même le professeur Pierre Hausfater, chef du service urgences à la Pitié-Salpêtrière, qui, atteint du covid-19, avait pris de l'hydroxychloroquine, a déclaré, maintenant sorti d'affaire, qu'il ne le referait pas s'il devait recommencer car il y a beaucoup trop de biais dans les études de Didier Raoult.
Car les études actuelles de Didier Raoult ne montrent en effet aucune différence statistique entre les guérisons sans rien (sinon du paracétamol) et avec son traitement (hydroxychloroquine et antibiotique). Tout le monde voudrait que ce soit prouvé pour permettre de guérir les malades du covid-19 et arrêter l'hécatombe qui continue en Europe et aux États-Unis (après l'Italie, l'Espagne et la France, le Royaume-Uni et les États-Unis empruntent la courte horriblement montante de la catastrophe humaine).
Le vrai argument reste : comme il n'y a aucun autre traitement, pourquoi ne pas tenter celui-ci, faute de mieux ? D'autant plus que l'hydroxychloroquine est connue depuis des lustres.
C'est à ce niveau-là que la responsabilité du gouvernement est engagée, et sachons que, quelle que soit la décision, elle sera critiquable, Roselyne Bachelot, aujourd'hui auréolée, à juste de titre, de sa clairvoyance, en sait quelque chose.
En effet, la molécule est connue depuis longtemps, mais les anti-inflammatoires (l'Ibuprofène notamment), l'aspirine aussi, sont connus depuis longtemps et pourtant, personne n'aurait pu affirmer que leur absorption renforcerait les risques de développer une forme sévère du covid-19. Sans compter que l'hydroxychloroquine peut avoir des effets pervers sur le rythme cardiaque, si bien qu'il est nécessaire que les patients qui en prennent soient surveillés sur le plan cardiaque (électrocardiogrammes réguliers), ce qui nécessite une hospitalisation (d'où la raison du gouvernement d'interdire la prescription du traitement en médecine de ville).
Et dans tous les cas, l'hydroxychloroquine n'est pas une solution miracle, puisque, même efficace sur le coronavirus, elle ne permettrait pas à des patients atteints de covid-19 et ayant des problèmes cardiaques d'être traités. Il est donc nécessaire de poursuivre le maximum de tests de nombreux médicaments candidats.
On parle d'urgence, et c'est vrai, des milliers de personnes meurent chaque jour du covid-19, c'est une catastrophe terrible, insupportable à imaginer, mais dans le même temps, à quoi rimerait de prescrire un médicament qui n'aurait pas eu la confirmation de son efficacité et qui pourrait même être dangereux pour les patients ? Rappelons-nous le Médiator. Tout le monde se précipitait, médecins et patients, et finalement, on a reproché aux autorités de santé de ne pas avoir eu le recul nécessaire pour l'interdire à temps.
S'il s'avérait que la prise d'hydroxychloroquine provoque des centaines voire des milliers de décès pour des raisons cardiaques, de patients qui auraient peut-être pu guérir du covid-19 sans traitement (comme pour la majorité des cas), ceux qui aujourd'hui font l'éloge du professeur Didier Raoult seraient les premiers à fustiger le gouvernement pour avoir laissé sur le marché un médicament qui n'aurait pas été assez testé au préalable.
Alors, que des patients aient une opinion ou une autre (j'y crois, je n'y crois pas), importent peu. La science n'est pas affaire de peuple, c'est une affaire de scientifiques. Ou l'on prouve que le traitement est efficace, avec la rigueur méthodologique et sans biais, et alors, fonçons, produisons massivement ce médicament, ou l'on ne prouve rien (ce qui est encore le cas aujourd'hui), et ceux qui prendront ce traitement le feront à leurs risques et périls. Et ceux qui paieront, ce ne sont pas ceux qui crient au loup avec les loups, mais les malades.
On ne joue pas avec la vie des malades du covid-19. Alors laissons faire les essais cliniques proposés non seulement par la France mais par toute l'Europe. Vouloir aller trop vite, au-delà de donner des faux espoirs, c'est aussi mettre en danger la vie des malades. Que certains médecins ne comprennent pas cela me rend très perplexe...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (02 avril 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Articles de "Sciences Humaines" et de PourquoiDocteur.fr.
Hydroxychloroquine : attention au populisme scientifique !
Les publications sur le coronavirus du professeur Didier Raoult (à télécharger).
Les poissons du coronavirus.
Patrick Devedjian victime du covid-19.
Bernard Remy victime du covid-19.
Polémique avec le professeur Didier Raoult : gardons notre sang-froid !
Le covid-19 n'est pas une "simple grippe"...
Attention : nouvelle attestation de déplacement dérogatoire à partir du 25 mars 2020 (à télécharger).
Hydroxychloroquine vs covid-19 : Didier Raoult est-il un nouveau Pasteur ?
Vaincre le paludisme, une priorité pour sauver l'Afrique.
Honneur aux nouveaux Poilus de la guerre du coronavirus.
Covid-19 : les resquilleurs du confinement.
Confinement 2.0.
Attestation de déplacement dérogatoire obligatoire à chaque déplacement en France (à télécharger).
Le coronavirus Covid-19 expliqué aux enfants (plaquette à télécharger).
Tout savoir sur le Covid-19 et les mesures de confinement en France (mis à jour).
Allocution du Président Emmanuel Macron le 16 mars 2020 à la télévision (texte intégral).
Toutes les mesures de restriction pour réduire la propagation du coronavirus en France (14 mars 2020).
Allocution du Président Emmanuel Macron le 12 mars 2020 au Palais de l'Élysée (texte intégral).
Les institutions à l'épreuve du coronavirus Covid-19.
Coronavirus : soyons tous des Adrian Monk !
Mutation.
Publication "On the origin and continuing evolution of SARS-CoV-2" par Xiaolu Tang and cie, National Science Review, le 3 mars 2020 (à télécharger).
Municipales 2020 (2) : le coronavirus s'invite dans la campagne.
Article 49 alinéa 3 : le coronavirus avant la réforme des retraites ?
Les frontières arrêteront-elles le coronavirus ?
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Le virus de la grippe A(H1N1) beaucoup plus mortel que prévu.
" Estimated global mortality associated with the first 12 months of 2009 pandemic influenza A H1N1 virus circulation : a modelling study" ("The Lancet", 26 juin 2012).
Publication d'origine sur le Mollivirus sivericum du 08 septembre 2015 (à télécharger).
L'arbre de la vie.
Découverte du virus du sida.
Vaccin contre le sida ?
La grippe A.
Un nouveau pape de la médecine.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200402-populisme-scientifique.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/04/01/38156131.html