Maïtreyi et Nicolas Pesquès viennent de publier leur traduction de Citizen, ballade américaine de Claudia Rankine.
Elle est parue aux éditions de de l’Olivier.
Contrôle et Fouille au corps
Texte d’une vidéo de la série Situation créée en collaboration avec John Lucas.
Je savais que tout ce qui m’attendait était en train d’arriver quand devant moi la voiture de police s’est arrêtée dans un crissement de pneus comme pour dresser un barrage. Partout des gyrophares, le son d’une sirène et un rugissement prolongé. À terre. À terre tout de suite. Alors j’ai su.
Et tu n’es pas le type du signalement mais quand même tu lui ressembles parce qu’il n’y a qu’un seul type qui est toujours le type qui lui ressemble.
J’ai quitté la maison de mon client en sachant que je serais contrôlé. Je le savais. J’en étais sûr. J’ai ouvert ma mallette sur le siège passager, juste pour qu’ils puissent voir. Oui monsieur l’agent tournait et retournait sur ma langue, tel un battant de cloche qui ne pourrait jamais sonner parce que son alarme était le glas qu’il me faudrait ravaler.
Dans un décor remonté des abysses, tu ne peux pas ne pas devenir fou — tellement en colère que tu pleures. Tu ne peux pas ne pas devenir fou. Ces façons t’épuisent. Nos façons t’épuisent pourtant tu n’es pas le type en question. Puis des gyrophares, une sirène, un rugissement prolongé... et tu n’es pas le type du signalement mais quand même tu lui ressembles parce qu’il n’y a qu’un seul type qui est toujours le type qui lui ressemble.
À terre. À terre tout de suite. J’ai dû aller trop vite. Non, tu n’allais pas trop vite. Je n’allais pas trop vite ? Tu n’as rien fait de mal. Alors pourquoi me contrôlez-vous ? Pourquoi suis-je contrôlé ? Fais voir tes mains. Les mains en l’air. Lève les mains.
Puis tu es plaqué sur le capot. Puis menotté. À terre tout de suite.
Chaque fois que ça commence de la même façon, ça ne commence pas de la même façon, chaque fois que ça commence c’est la même chose. Des gyrophares, une sirène, un rugissement prolongé...
Peut-être parce que j’habitais dans un quartier que le policier ne pouvait s’offrir, non qu’une raison fût nécessaire, on m’a sorti de mon véhicule à une rue de chez moi, menotté et poussé à l’arrière de la voiture de police, le genou du policier m’appuyant sur la clavicule, l’haleine chaude du policier s’exhalant d’un visage plissé par le sourire de sa bonne blague.
Chaque fois que ça commence de la même façon, ça ne commence pas de la même façon, chaque fois que ça commence c’est la même chose.
Vas-y, frappe-moi connard m’a échappé mais le policier n’a pas eu besoin de me frapper, le policier n’avait besoin que de voir ma tête pendant toute la traversée de la ville. Tu ne peux pas ne pas devenir fou. Tu n’es pas fou. Nos façons t’épuisent. Tu n’es pas le type en question.
C’est comme ça. Tu sais que c’est une erreur. Ça n’est pas comme ça. Tu dois te taire. C’est une erreur. Tu dois la fermer maintenant. C’est comme ça. Pourquoi parles-tu si tu n’as rien fait de mal ?
Et tu n’es pas le type du signalement mais quand même tu lui ressembles parce qu’il n’y a qu’un seul type qui est toujours le type qui lui ressemble.
Dans un décor remonté des abysses, tu ne peux pas ne pas devenir fou — tellement en colère que tu ne peux pas ne pas devenir fou.
Présomption d’excès de vitesse est l’infraction déclarée par le policier. On m’a dit, après le relevé d’empreintes, de me mettre nu. Je me suis mis nu. Ce n’est qu’ensuite qu’on m’a ordonné de me rhabiller, de partir, de refaire tout le trajet à pied jusque chez moi.
Et tu n’es toujours pas le type du signalement mais quand même tu lui ressembles parce qu’il n’y a qu’un seul type qui est toujours le type qui lui ressemble.
Claudia Rankine, Citizen, ballade américaine, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès, Editions de l’Olivier, 2020, 190 p., 21€, pp. 115 à 119. Livre disponible au format numérique.
Quatrième de couverture
« À terre. À terre tout de suite. J’ai dû aller trop vite. Non, tu n’allais pas trop vite. Je n’allais pas trop vite ? Tu n’as rien fait de mal. Alors pourquoi me contrôlez-vous ? Pourquoi suis-je contrôlé ? Fais voir tes mains. Les mains en l’air. Lève les mains. "
L’attaque est préméditée, assumée, d’une violence intolérable. Ou bien c’est simplement la langue qui fourche sans qu’on s’en rende compte, et le racisme parle à travers notre bouche. Citizen est un livre sur les agressions racistes.
Pour dire cette réalité, Claudia Rankine choisit une forme qui n’appartient qu’à elle : tour à tour poésie, récit ou pamphlet, Citizen décrit les expériences les plus intimes, les plus ténues pour y greffer ce que dépose en nous le flux de la vie quotidienne – propos saisis dans le métro, conversations, blagues, coupures de journaux, captures d’écran –, dans un vaste collage d’images et de voix. Une symphonie parfois dissonante où les mots les plus simples sont portés par une extraordinaire énergie poétique.
Née en 1963 à Kingston (Jamaïque), Claudia Rankine est poète, universitaire, dramaturge et essayiste. La publication en 2014 de Citizen a constitué un événement inattendu : vendu à plus de 200000 exemplaires, ce texte a figuré dans la liste des meilleurs livres de plus de quinze magazines américains.