La crise actuelle du Coronavirus, du Covid-19 ou du SARS-CoV-2 quel que soit le nom qui lui est donné, a vu le jour en décembre dernier dans la province d’Hubei en Chine et s’est rapidement étendue au reste de la planète, à tel point que l’Organisation Mondiale de la Santé a déclaré l’état de pandémie le 11 mars dernier. La situation a atteint une telle ampleur que la France, ainsi que de nombreux autres pays ont déclaré l’état d’urgence sanitaire, évoquant une situation de guerre, avant de déclarer un confinement des populations pour une durée qui reste encore à apprécier.
La crise sanitaire est certaine, son épicentre est désormais en Europe, et on ne doute plus des répercussions économiques que cela va engendrer – en France des centaines de milliers de salariés sont d’ores et déjà en situation de chômage partiel et de très nombreuses entreprises (principalement les petites et moyennes entreprises) se retrouvent en danger mortel. La BCE a d’ores et déjà débloqué 750 milliards d’euros pour faire face à la crise mais cette dernière est encore loin d’être terminée… Le secteur aérien a vu ses principales compagnies clouer au sol plus de 90% de leurs flottes… Des mesures de sauvegarde et d’aides ont été prises afin de préserver le tissu économique, notamment en France, mais le séisme qui va suivre s’annonce inédit et de première ampleur. Outre-Atlantique les premiers licenciements ont été annoncés.
La polémique qui gronde
En France depuis plusieurs semaines, la polémique gronde sur la disponibilité des moyens de protection, et en particulier les masques FFP2 destinés à protéger avec un niveau suffisant les personnels soignants qui sont en première ligne dans ce combat. La question de la disponibilité des stocks stratégiques nationaux se pose, de même que leur forte diminution au cours de la dernière décennie.
Opportunité d’économie à court-terme, souci d’équilibre budgétaire ou erreur politique majeure qui s’est traduite par un amoindrissement de la résilience de la nation, de notre capacité de réaction face à une crise significative telle qu’une pandémie, voire même de notre capacité à rayonner et à venir en aide à l’international ?
Ces choix politiques sont lourds de conséquences comme nous avons pu l’observer dans le domaine de l’industrie (passée de 30% du PIB dans les années quatre-vingts à 10% aujourd’hui). On citera par exemple l’industrie pharmaceutique, largement délocalisée, ce qui pose aujourd’hui aussi des questions fondamentales d’approvisionnement en médicaments (en quantité et en qualité suffisantes) et par la même notre capacité à se prémunir des crises que nous rencontrons. Nous verrons comment ces questions se sont déclinées sur des plans politique, économique, sociétal et en termes d’impact sur le rayonnement international de la France.
Quels sont les faits et les acteurs de cette polémique ?
En premier lieu la société civile, qui a pointé du doigt une dépense jugée disproportionnée de l’État suite à la crise de la grippe A (H1N1) de 2009, au cours de laquelle le ministère de la santé avait acheté, pour un montant de plus d’un milliard d’euros, 94 millions de doses de vaccins, et seules 6 millions d’entre elles avaient été utilisées. Cela avait bien entendu renforcé le sentiment d’une dépense publique exagérée et surdimensionnée, non adaptée à la menace. A cette époque le volume de masques était de plus d’un milliard d’unités (dont 700 millions de FFP2), pour un montant de 992 millions d’euros en 2010.
L’État également qui suite aux critiques et dans une logique d’efficacité de gestion a cherché à optimiser son dispositif (les stocks doivent être renouvelés tous les 4 à 5 ans). Ainsi en juillet 2011 le Haut Conseil à la Santé Publique a mis en place un stock tournant géré par l’EPRUS (Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires). En 2013 le Secrétariat Général à la Défense et à la Sécurité Nationale (SGDSN) valide le changement de doctrine et l’attrition des stocks. La décision est prise qu’en cas de crise notre déficit en stock sera comblé par des importations (notamment chinoises), mais aussi par une montée en cadence de l’outil de production français.
Dans le même temps les responsabilités de gestion se retrouvent déléguées à chaque ministère qui doit bâtir des réserves de précaution. Charge est données aussi aux employeurs (hôpitaux, cliniques privées, etc.) de « déterminer l’opportunité de constituer des stocks de masques pour protéger leur personnel » … une dilution des responsabilités et une vision d’ensemble de facto impossible.
En mars 2015 un premier rapport sénatorial met en garde contre cette situation : un stock réduit à 416 millions d’euros (- 60% par rapport à 2010) et une alerte sur le fait que la réservation de capacités de production ne peut constituer une solution unique pour prévenir une situation sanitaire exceptionnelle. En clair l’État doit conserver des stocks stratégiques suffisants en prévention d’une épidémie.
Début 2020 la situation est critique : pas de réserve de masques FFP2, et seulement 117 millions de masques chirurgicaux adultes et 40 millions de masques pédiatriques enfants. 5 millions de masques sont identifiés au ministère des Armées, les volumes de masques des employeurs ne peuvent pas être inventoriés. Soit un stock de 160 millions de masques par rapport à un volume d’un milliard 10 ans auparavant ! Pour un besoin en temps de pandémie de 24 millions de masques par semaine… Une stratégie jugée insuffisante comme le reconnaissait l’actuel ministre de la santé Olivier Véran.
L’Europe peut aussi être positionnée dans cet écosystème en fixant notamment le cadre budgétaire dans lequel les états européens doivent se conformer, mais les politiques de santé des états membres demeurent une compétence souveraine. Cadre non adapté malheureusement pour se préparer aux crises, preuve s’il en fallait : les règles budgétaires sont suspendues depuis le 23 mars, afin de laisser toute marge de manœuvre aux états européens pour prendre les mesures d’exception permettant de lutter contre la crise sanitaire, et de préserver leur économie. Les deux enjeux majeurs des mois à venir.
D’un point de vue industriel, on peut aussi constater un très large glissement des capacités de production vers l’Asie et la Chine en particulier, à l’image de la délocalisation de l’industrie française depuis le début des années 80, créant de facto une forte dépendance vers cette région.
Les incohérences de la politique de réduction de la dépense publique
La société civile souhaite donc une dépense publique raisonnée, tout en prenant en compte une gestion de risques adaptée, laissant les moyens à l’État de se prémunir contre une crise éventuelle : les moyens d’une résilience. Du point de vue de l’État il semblerait que ce bon sens ait malheureusement été abandonné au profit d’une gestion non adaptée, plaçant la quête d’économies et de « rationalisation » devant la protection des français en cas de crise sanitaire.
Ces économies par ailleurs ne permettront pas de compenser les mesures palliatives qui doivent être mises en place pour rapidement compenser ce manque de masques de protection (montée en cadence des industriels, achats importants en France et à l’étranger alors que la demande atteint un pic mondial (donc hausse des prix) – la France a commandé récemment 250 millions de masques, réorientation d’outils de production afin de produire des masques, mesures sanitaires d’exception, etc.) et sans compter les risques humains pris par les soignants ou les salariés qui produisent ces matériels en période de pandémie. Une contradiction donc entre l’objectif initial d’économies et la réalité des faits une fois en période de crise, réalité qui laisse place à des dépenses exorbitantes et une crise mondiale.
Le défi de la solidarité européenne
Sur le plan national, on peut – en ces temps incertains – assister à un bel élan de solidarité, de nombreux projets voient le jour pour pallier au manque de masques, des outils de productions sont réorientés, de nombreuses entreprises font le choix de fabriquer des masques avec les moyens disponibles (industries textile, cosmétique, etc.) en dépit du contexte sanitaire.
Cette crise sanitaire est un défi de taille pour l’Union Européenne, et la solidarité entre les 27 pays membres en sera un enjeu majeur, qui va peser dans la balance des relations intra-européennes et la destinée du continent. Le soutien (notamment financier – un mécanisme de solidarité naîtra peut-être dans les prochains jours au travers des « Corona-bonds »), la fourniture de moyens, l’entraide en seront les maîtres mots. En ces temps de crise les fameux moyens de protection et masques sont des denrées précieuses. En avoir le contrôle, les moyens de productions et des stocks suffisants aurait été un atout considérable vis-à-vis de nos voisins européens et de l’autonomie de l’UE plus largement.
Actuellement, et c’est tout à leur honneur, nous assistons à une large démonstration d’aide chinoise qui envoie en Europe, en Italie, en Espagne ou en France plusieurs millions de masques de protection. A l’inverse, des tensions apparaissent entre certains pays européens et au sein même des pays (vols, marché noir, etc.) du fait de cette pénurie. Certains pays tels que la Serbie fustigeaient il y a peu la solidarité européenne et se tournent justement vers… la Chine. Une brillante démarche de solidarité internationale et de soft power de la part de l’empire du milieu.
La France n’est pas en reste et avait ainsi contribué à apporter son aide à la Chine (livraison en février dernier de 17 tonnes de matériel médical à Wuhan – la ville chinoise le plus durement impactée par le virus) : gants, masques, combinaisons, produits désinfectants, etc. A l’Italie aussi, en envoyant du matériel ainsi que des experts dès le début de l’épidémie. A notre échelle et malgré un volume insuffisant de masques, force est de constater que nous tenons notre rôle et jouons la carte de la solidarité internationale.
Les clés d’un traitement à cette épidémie – et donc à la sortie de crise – seront aussi un facteur déterminant dans le rôle tenu par chaque état durant cette pandémie. La France sera-t-elle le pays qui apportera cette solution ? Alors que les États-Unis ont annoncé avancer dans les essais cliniques en vue de produire un vaccin dès le début de l’année prochaine, la polémique fait rage en France quant à l’utilisation de la chloroquine. Vraie ou fausse solution, la communauté scientifique apparaît extrêmement divisée en France. En retardant sa mise en œuvre faute de preuves scientifiques avérées (tel que recommandé par les instances scientifiques et l’OMS), malgré une hausse quotidienne des décès liés au Coronavirus (et l’émotion compréhensible que cela engendre), le gouvernement se place de fait dans une position qui peut s’avérer fatale.
Des tensions internationales
Cette période est aussi propice à l’accentuation des tensions entre États, on a pu le voir avec le repli de certains pays, à l’instar des États-Unis qui ont décidé unilatéralement d’interdire tout vol en provenance d’Europe dés le 11 mars, jour de promulgation de l’état de pandémie par l’OMS. Également les États-Unis ont entamé un bras de fer diplomatique avec la Chine, qualifiant le Coronavirus de « Chinese virus » ou « Wuhan virus », qualification taxée de raciste par la Chine et suivi d’exclusion de journalistes de part et d’autre. Une montée des tensions sur un fond de guerre commerciale persistante entre les deux pays.
On voit cependant des brèches se former dans la stratégie américaine, touchée aussi par la nécessité de s’approvisionner en moyens de protection pour lutter contre le virus auprès de… la Chine. A titre d’exemple, malgré la guerre commerciale en vigueur entre les USA et la Chine et la guerre autour des frais de douane appliqués mutuellement (à hauteur de 370 milliards de dollars d’importations au cours des 20 derniers mois), les USA n’ont pas hésité à infléchir leur politique de tarification douanière – si chère à l’actuel président américain -, et à supprimer les taxes relatives aux produits de santé importés de Chine, et permettant de lutter contre le virus (tels que masques, gants, lingettes désinfectantes, etc.). Des produits à faible valeur ajoutée mais à haute valeur stratégique.
Vers un monde et des rapports de force d’un nouveau type
Le monde tel que nous le connaissons ne sortira pas indemne de la crise que nous traversons. La crise sanitaire devra tout d’abord être surmontée et les États devront démontrer leur capacité à savoir protéger et soigner leurs populations, mais aussi l’aide apportée aux autres pays sera déterminante afin de renforcer les alliances existantes ou d’en créer de nouvelles. La gestion de la crise sera aussi un critère potentiellement déclencheur de crises politiques à venir.
Poste de dépense dans les lois de finance des États, le système de santé nécessitera d’être repensé, renforcé, ses crédits de recherche augmentés, et il ne s’agira pas de rogner sur les stocks stratégiques (e.g. masques FFP2) de manière à mieux se préparer aux risques – présents et futurs – mais également afin de se dégager une marge de manœuvre permettant d’éviter tout risque de dépendance et pouvoir peser autrement sur la scène internationale. On a pu le voir, même un banal masque de protection revêt en ces temps de crise une importance stratégique, dès lors qu’il devient source de dépendance.
A cette situation, le monde économique va nécessairement passer par une métamorphose profonde, traverser des turbulences extrêmes qui pourront contribuer à changer les habitudes de chacun (e.g. le transport aérien, la provenance des produits, le bio, les chaines de distribution courtes, etc.). Tout cela étant amené à impacter le volume des échanges internationaux et l’empreinte de l’Homme sur son environnement. Le monde en sortie de crise sera amené à changer.
Alexandre Souchet
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