Mais cette vision religieuse, prémoderne, est sans fondement.
Car il y a bien des leçons à tirer du nazisme.
La pionnière en ce domaine fut la philosophe Hannah Arendt. Loin d'être une question de "banalité du mal", son enquête a au contraire montré que la "solution finale" (qui ne se limite pas aux camps d'extermination) reposait sur une idéologie bien précise. Les Nazis n'étaient pas des fous, ni des rationalistes extrémistes, mais des personnes avec une "vision du monde" (weltanschauung) clairement formulée.
Un film sur Hannah Arendt :
Lire son livre (basé sur ses articles comme journaliste) :
Eichmann à JérusalemSa couverture du procès d'Eichmann, le logisticien de la "solution finale", a incité des psychologue, comme Stanley Milgram, à monter des expériences pour comprendre cette hypothèse de Arendt, selon laquelle les criminels ne sont pas nécessairement des psychopathes. Voici un remake de cette expérience sous forme de jeu télé :
L'étude du nazisme nous apprend que les crimes de masse peuvent être perpétrés par des gens normaux.
Cependant, ces gens normaux étaient les cobayes d'une idéologie particulière : un "management" par la liberté et l'esprit de compétition. Sur cette question, le grand spécialiste est Chapoutot :
Cette idéologie du management par la liberté ("arbeit macht frei") n'est qu'une des facettes de l'idéologie nazie, laquelle prônait un retour à la nature et à des valeurs prémodernes d'instinct, de ressenti et de force vitale :
Ainsi le nazisme est une source importante de l'idéologie du management, de l'idée d'"école de commerce", du démantèlement de l'Etat au profit d'innombrables agences, de la "guerre économique", du travail comme lieu d'épanouissement, etc.
Par ailleurs, le nazisme fut une force importance de l'écologisme avec sont fondement romanticiste : le retour à la nature. Pour les Nazis, la patrie est une entité naturelle, c'est la Terre-Mère. Le nazisme se fonde certes sur une interprétation fausse de Darwin (la sélection naturelle) pour justifier un retour à l'instinct et à l'intuition. Mais il puise bien son idée de retour à la nature dans des pensées écologistes. Le parti nazi a promu le naturisme et le retour à la nature. Les années 30, en Allemagne, virent des progrès sans précédent du droit des animaux. Hitler était végétarien et, comme Eichmann et beaucoup de SS, il aimait sincèrement les animaux.
Le nazisme n'est pas une aberration moderne, comme on le dit souvent, mais bien une réaction anti-moderne, anti-rationaliste, anti-Lumières, anti-démocratique (Hitler n'a pas été élu), qui prône un retour à un mode de vie plus proche de la nature, plus "sain". Ça n'est pas un hasard si Heidegger, le philosophe de la zénitude champêtre, se senti si à son aise dans cette ambiance : il était, lui aussi, anti-intellectuel, anti-technique, etc. Il était, comme Guénon, un intellectuel anti-intellectuel et profondément fasciné par l'"ordre naturel des choses".
Tout ceci éclaire les discours contemporains sur la nature. La Mère-Nature. Et quand j'entends certains défendre l'idée que le libre-arbitre est "imaginaire", que la personne est "imaginaire", que "chacun doit avoir un métier selon sa nature", qu'il y a une nature "pour chaque race", que tout concept est une "dégénérescence", qu'il ne faut pas penser mais "ressentir", etc., j'entends une continuité avec le romantisme réactionnaire et le nazisme. Surtout quand on sait que ces gens, comme Guénon, ont milité dans l'Action Française et autres organisations d'extrême-droite.
Ce mouvement comprend de nombreuses branches et groupuscules, certes. Mais ils ont un axe commun : la haine de la démocratie, du peuple, de la liberté, de l'inconnu, du progrès. Relisez Guénon et ceux qui, en ce moment même, prêchent du Guénon en prétendant enseigner certaines spiritualités orientales, et vous comprendrez mieux leur haine de tout ce qui est "moderne" et leur fascination pour le totalitarisme, avec d'abord l'islam, puis une Egypte et une Inde fantasmées. Pour tous ces gens comme pour les Nazis, les Droits de l'Homme sont une abomination juivo-maçonnique. Tout comme pour les islamistes, les guénoniens et leur épigones New Age. Ils détestent tout ce qui est universel et se nourrissent du relativisme post-moderne. Ils conspuent l'humanisme au nom de la nature et de l'instinct.Le nazisme est un anti-intellectualisme.
Le nazisme est fasciné par la Grèce fantasmée de Nietzsche. Une Grèce irrationnelle, une Grèce amputée, une Grèce sans hellénisme. Un hellénisme sans Juifs.Bien sûr, être manager, végétarien, écolo, naturiste et adepte du "ressenti" à tous crins, ne fait pas de vous un Nazi. D'autant plus qu'en général, vous n'avez aucune culture politique. Mais cela fait de vous des moutons égarés. Et les moutons égarés ne le restent pas longtemps.
Et c'est ainsi qu'on voit des gens "de gauche" être adeptes d'idéologies de la droite la plus extrême.
Quelle curieuse époque !Derrière l'écologisme, derrière le nazisme, derrière le New Age, il y a des idées. Des pensées. Les gens qui vous disent "Ne pensez pas" pensent. Si vous refusez de voir cela, de sortir de l'état de minorité intellectuelle, alors vous serez manipulé par des gens qui disent qu'ils n'ont "pas de croyance", mais qui ont des croyances. Des systèmes de croyance. Des systèmes cohérents.
Cela étant, ça n'est pas si étonnant, il y a toujours eu des collusions entre extrême-gauche et extrême-droite. Et toutes les idéologies se recoupent partiellement : ce sont des assemblages différents des mêmes pièces.
Sur ce sujet, je conseille aussi le livre de Luc Ferry (sans doute son meilleur) :
Le Nouvel ordre écologiqueUne critique
Sur le plan de la politique internationale face au nazisme, il y a ce livre remarquable, à lire et à relire, plein de leçons à retenir :
Apaiser Hitler, Ils voulaient la paix, ils eurent le déshonneur. Et la guerre
Enfin, je rappelle deux exemples de vie intérieure dans le cadre de la "solution finale" : Etty Hillesum et Jacques Lusseyran.
Le nazisme est un système de pensée cohérent. Une théorie, un projet délibéré. Pas une folie venue d'on ne sait où. A étudier de près, tout comme d'autres systèmes totalitaires. Pour en tirer les leçons et progresser vraiment.