LES FEUILLES (extrait)
Sonnet sur un blanc dans le dictionnaire
Avez-vous remarqué qu’il n’y a pas de nom,
Dans notre langue et beaucoup d’autres sur la terre,
Pour dire cet état du père et de la mère
Dont un enfant est mort, alors qu’existe un nom
Pour dire « veuf » ou « orphelin », avec leur féminin ?
La jeune fille morte en couche, et le fils à la guerre,
Leur perte fut longtemps un malheur ordinaire,
Mais le français n’a pas hérité du latin,
Ni cherché en soi-même, un nom pour cette chose
Étrange tellement que la langue s’oppose
À la dire en un mot. C’est que l’engendrement
De tout enfant forme une phrase transitive
Qui n’a le choix que du silence ou de l’esquive,
Le jour où vient à lui manquer le complément.
*
Sonnet sur la traversée
Je prononce le e muet ;
Je lui donne un peu d’importance.
Je me bats contre le silence
Qui serre la langue de près.
Un nom, la nuit, me fait passer
Dans des tempêtes d’apparences ;
Je me dis que j’ai de la chance :
Il pouvait me faire sombrer.
Le e muet ressemble aux pierres
Qu’on jette dans l’eau des rivières.
Elles s’accrochent mal au fond
Mais permettent la traversée.
Le e muet ressemble au nom
Au flanc d’une barque échouée.
*
LE GRAND GARÇON (Extraits)
Le malheur est un géant
Et le poème est minuscule.
Il faut hisser le poème
Sur les épaules du malheur.
*
(Avec l’Asparizione de Caproni)
Chaque fois que tu es là
Je sais que tu n’es pas là.
C’est la froide vérité :
Pour la dire il faut passer
Par le ciel et par le froid,
Par la neige et par le vent.
*
Le soleil est revenu,
Mais ton ombre sur la neige
Y dépose sa lumière.
*
L’amour n’efface pas la mort,
Le grand garçon le sait.
Le grand garçon sait-il
Que la mort n’efface pas l’amour ?
*
Tout ce qu’on peut
On ne peut pas tenir entre ses mains la vie
D’un homme comme on tiendrait une valise pleine,
Comme on tiendrait un fagot de branches mortes,
Comme on tiendrait une pile de draps blancs,
Un panier de cerises, une corbeille de reines-claudes,
Comme on tiendrait dans son regard du haut
De la montagne tout un pays avec ses fleuves,
Avec ses collines désirables, ses plaines
Bien tracées ; on ne peut pas tenir entre
Ses mains la vie d’un homme tout entier,
De sa chute dans le temps, à sa chute
Hors du temps, de son entrée dans la lumière
À sa sortie de la lumière
À sa sortie de la lumière on ne peut pas.
Tout ce qu’on peut c’est
Redire deux ou trois mots qu’il avait coutume
De dire au moment de se jeter dans le vent,
Manger les miettes du pain qu’il mangeait en partant,
Repasser son regard entre les rives où
Son regard passait, parce que c’était là
Que ses mains tenaient le pays tout entier,
Comme un fagot de branches sèches,
Comme une pile de draps blancs bien repassés,
Comme un panier de cerises, c’était là que,
Tombé dans le temps, il mettait sa vie
Dans ses mains comme on remplit toute
Une corbeille de reines-claudes, cela
C’est tout ce qu’on peut pour le moment.
Pierre Présumey, Tout ce qu’on peut, Éditions Hauteur d’Homme, 2015, 12 €.