(Note de lecture) dit la femme, dit l'enfant, de Christiane Veschambre par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé


Ce que parler veut dire, proposait Bourdieu en 1982, le sociologue montrant qu’on ne peut exclure le social de la langue. Ce en quoi dire fait parler et invente une écriture, répond Christiane Veschambre : son livre met en place un dispositif formel permettant l’entrelacement, l’écho, le dialogue contrapuntique entre deux voix. Se superposent de manière organisée et se répondent de manière croisée deux lignes mélodiques distinctes n’ayant besoin ni de visages, ni d’identités, ni de tirets et encore moins de guillemets. Théâtre d’ombre : deux masques prennent la parole et s’adressent aux femmes et aux enfants que nous sommes tous, hommes, pères, fils compris, par intermittence.
Deux pans sont mis en place, à l’intérieur desquels se déroulent deux fois douze textes qui apparaissent comme autant de « compartiment[s] d’un rêve ». Pas de titre, mais des chiffres. Les voix sont tour à tour rapportées grâce à une proposition incidente (« dit la femme », « dit l’enfant »). Chaque paragraphe fait entendre l’une des voix, dont le son, mat, est celui de l’écrit. Cependant cette découpe autorise des flottements et des glissements : la femme a été un enfant, l’enfant sera un jour une femme. Ce sont les consciences, ici, qui parlent, et elles sont portées, soufflées par l’inconscient. Consciences temporelles incarnées en deux âges différents, consciences qui se confondent parfois, tant l’inconscient, lui, n’a pas d’âge, et ne connaît pas le temps. D’ailleurs derrière ces deux âges se profilent d’autres étapes cruciales de la vie : celui de l’adolescence marqué par la venue des règles, celui de la vieillesse dont la silhouette, ici, est associée à l’incommunicable. Mais cette enfant et cette femme, absolument nues, et véritables surfaces de projection pour le lecteur, donnent vie à une multitude de personnages incarnés, qui eux, portent des noms, vivent des aventures, sont doués d’un caractère. Des connaissances, des amis, des voisins : Malika, Françoise Charmois, Juliette Verdun, Liliane, Evelyn, Monsieur Divoux. Des héroïnes cinématographiques qui proviennent des univers de Cassavetes, Bresson ou Mankiewicz : Mabel, Mouchette ou Mrs Muir. Mais aussi des artistes : musiciens (Schubert et son Voyage d’hiver), écrivains (Robert Walser, Emily Dickinson, Marcel Proust), actrices (Isabelle Huppert), philosophes (Gilles Deleuze, Jean Grenier), cinéastes (Chris Marker, Rithy Panh). Et puis un singulier personnage masculin dont le nom est fait de deux emprunts et d’une particule : Bruno de Straub. Ce dernier rappelle aux deux héroïnes qu’« elles sont des paroles lancées i bwiri, à haut risque, à fonds perdu, comme disent les Mélanésiens, pour que se dise ce qu’aucune conversation ne peut dire, pour que trouve voix l’incommunicable ».  Bruno Schulz et Jean-Marie Straub, sans doute, murmurent ici conjointement qu’on transcrit que ce qu’on ne sait pas parler, depuis une inconnaissance ou une « impasse noire » qui nous constitue et dont jamais on ne se défait complètement.
Christiane Veschambre écrit : miracle, c’est le « ça » qui se dit et s’entend, que l’écriture perçoit, écoute, et traduit, paradoxalement, en des mots clairs, simples, qui refusent le jargon et le concept, la théorie et l’analyse. L’écrivain a reçu un héritage informulable. Elle doit faire avec une masse de sensations, d’expériences, de non-dits, un crime peut-être, qui la porte tout en la déportant. Il est question, dans le dernier texte de la première partie — on pense au film d’Arnaud Desplechin La Sentinelle (1992) —, d’une petite fille morte assassinée, bagage terriblement lourd, paquet intransportable : « Je dois passer la douane, j’ai une valise avec moi, dit la femme. Elle contient une petite fille morte. Assassinée. Seule, je pourrais sans doute passer la douane sans trop de difficultés, c’est ce que me disent amicalement ceux qui l’ont déjà franchie, ceux qui ont été acceptés de l’autre côté. Mais la valise, je pense que ça ne passera pas. Ce n’est pas moi qui ai assassiné la petite fille dont le corps est déposé dans la valise. On ne sait pas qui — c’est ce qui se dit, mais en vérité on sait que le meurtre a été commandité par quelqu’un d’intouchable, protégé par le pouvoir, dont on ignore l’identité ». Écrire ne révélera pas l’identité du criminel ni ne ressuscitera la petite fille. Écrire, cependant, touche celui qui est ou se croit protégé. Toucher n’est pas « caresser » mais « concasser » : il s’agit de réduire une matière solide — l’héritage, massif, brutal, imposant — en petits fragments, soit, ici, cette série de deux fois douze textes qui existent, se laissent saisir, se coulent dans le dire. Fragiles, ils ont néanmoins l’audace de vouloir connaître les vivants, tout en acceptant que les morts, eux, conservent leur part de mystère.
Le livre s’ouvre sur le motif du terrier et se ferme sur celui de la grotte. Nous sommes des animaux certes, mais nous avons aussi la possibilité de sortir, de nous désenchaîner, de nous retourner. Platon, déjà, le racontait dans le mythe de la caverne. Il n’y a pas d’arrière-monde, pas de monde derrière ce monde-ci. Et cependant le terrier comme la grotte, abris confinés, laissent s’échapper des voix, des silhouettes, des corps et autant de perspectives narratives. Ce sont la femme et l’enfant qui le disent…
Anne Malaprade

Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant, Isabelle Sauvage, 2020, 102 p., 16€