Avons-nous déjà changé de monde?
Évidence. Voir, écouter, tâcher de comprendre, puis dire, essayer de transmettre sans même savoir qui de l’émetteur ou du récepteur s’avère le mieux capable d’ingurgiter en bloc, avant d’esquisser des analyses parfois démenties dès le lendemain… Tout va trop vite, n’est-ce pas? Quand plus de trois milliards d’individus se trouvent désormais en situation de confinement sur notre Terre et que l’ONU déclare que «l’humanité entière» est menacée, nous ne pensons pas seulement à établir un impitoyable bilan de faillite généralisée ou à instruire en justice les mécomptes d’une globalisation folle. Non, nous imaginons, déjà, notre conduite future. Si nous avons le droit de croire que «plus rien ne sera comme avant» et que nous vivons les prémices d’une sorte de révolution anthropologique, cela signifie qu’une évidence s’impose à beaucoup d’entre nous: cette crise nous oblige à mûrir (pour certains), à mieux verbaliser (pour d’autres), sachant qu’il importe de combler l’écart entre la conscience et l’action. L’urgence tient en une phrase: la limitation de la casse économique ne doit pas prévaloir sur la limitation de la casse sanitaire. L’à-venir se concentre autrement: la pandémie doit nous conduire à habiter autrement le monde.
Dogmes. Sans vouloir philosopher et politiser à outrance, le bloc-noteur accepte volontiers la parole des autres. Celle de Léa Guessier, par exemple, pseudonyme d’un collectif de hauts fonctionnaires tenus au devoir de réserve, qui écrivait dans le Monde cette semaine: «Nous avons déjà changé de monde et le gouvernement fait mine de ne pas le voir.» Cette phrase n’a l’air de rien, mais à la faveur de la gravité de la crise encore devant nous, elle résonne fort. D’autant que ledit collectif ajoutait: «Mettons de côté les croyances et les dogmes liés au “bon fonctionnement du marché”.» Les gens d’esprit plus ou moins en vue, les talons rouges de la «démocratie d’opinion» peuvent aller se rhabiller devant de tels mots. Leurs présupposés libéraux ne tiennent plus la route. Cette petite noblesse par raccroc, qui se gonflait, se pavanait et s’emplumait, arrive à l’âge terminal des vanités. Leur légèreté conceptuelle est balayée par la réalité et le poids de la prise de conscience sur les dispositions prioritaires. Comme l’écrivait un jour Régis Debray, sorte de rappel à l’ordre des choses aux classes dominantes: «Sachez, messeigneurs, que Rousseau n’était pas seulement un éloquent et un gracieux. Il vous a aussi envoyé le Contrat social dans les gencives, souvenez-vous-en!»
Vœux. Chaque décennie sa dominante, mais, en tout cas, la page n’est jamais blanche, et le moule jamais vide. Dans les années 1960, le fond de toile était rouge; il passa au rose, puis au bleu thatchérien par alternance, puis aux couleurs de la bannière étoilée made in USA, etc. Nos modes de vie et tout notre système économique ont été orientés sur une forme de démesure, de toute-puissance financière, consécutive à l’oubli de notre corporéité et de l’essentiel: l’humain d’abord. Tempérance, bon sens, humanité: autant de valeurs piétinées par le capitalisme rendu à sa sauvagerie. En écho, la philosophe Corine Pelluchon, qui ne passe pas pour une enragée gauchiste, n’appelle pas pour rien à «une transformation collective et individuelle». Elle écrit: «Notre modèle de développement génère des risques sanitaires colossaux et des contre-productivités sociales, environnementales, psychiques. Non, le soin, la protection des plus fragiles, l’éducation, l’agriculture et l’élevage ne peuvent pas être subordonnés au diktat du rendement maximal et du profit financier à tout prix. Il importe d’organiser le travail en fonction du sens des activités et de la valeur des êtres impliqués.» Ce qu’elle appelle de ses vœux? Un «vrai projet de civilisation». L’idée progresse, se propage, se diffuse à la manière d’une épidémie. Paradoxe cruel: les conséquences du virus feront peut-être changer les hommes plus vite que tous nos illustres combats réunis…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 27 mars 2020.]