(Carte blanche) à Isabelle Baladine Howald : Le confinement ou Je veux redevenir la reine de la chute des livres

Par Florence Trocmé


Le confinement ou je veux redevenir la reine de la chute des livres

Je connais la librairie* quand elle est déserte, plongée dans l’ombre mais jamais totalement obscure.
Il y a toujours de la clarté qui pénètre du dehors par les grandes fenêtres devant lesquelles sont posées des tables lourdes de livres.
Cette clarté est très belle le soir juste après la fermeture car elle ne dévoile pas tout, on peut s’y promener un moment, avant que le système de sécurité ne se mette en marche.
C’est une sorte de gris fondu, entre les piles de tailles inégales. « Je deviens une sorte de  fantôme » comme dit Alberto Manguel dans La bibliothèque, la nuit (Actes Sud).
Les livres en littérature, sciences humaines et poésie sont plutôt ivoire ou blancs.
Plutôt sombres en histoire et policiers, plutôt rouges en droit, verts en écologie, guides et jardinage, colorés en jeunesse, BD, scolaire, gastronomie et art, plutôt bruns en bricolage, plutôt gris métallisé en SF. La lumière se dissémine ainsi partout de façon différente.
Au rez de chaussée elle arrive comme une rivière par les grandes vitrines et la porte d’entrée.
Elle pénètre peu au premier étage mais le bois est clair et l’éclairage maintient cette impression.
Au second, combien de fois suis-je allée contempler la rue, les passants, les manifs, les lumières de Noël, la pluie soudaine ou simplement la nuit qui tombe comme je tombe d’amour pour cette ville et ce lieu.
La librairie change à chaque heure du jour, au fur et à mesure des occupations et des passages.
Je connais la librairie comme ma poche. En ce moment, elle sommeille.
Je n’y suis pas retournée depuis la fermeture, mais je l’imagine si facilement.
Je ne l’ai jamais vue comme elle est en ce moment, complètement close sur elle-même, silencieuse, intériorisée. Le principe d’une librairie, c’est l’ouverture, la porte grande ouverte comme souvent vers 9 h en été.
On s’affaire à la caisse, ils et elles ont le sourire, « salut, salut » entend-on, « ça va ? » et on dit toujours « oui ». Les cagettes, rouges, grises et bleues envahissent déjà les allées, les uns comptent les  ventes de la veille, un autre conseille, un autre encore est au téléphone ou se gratte la tête devant le nouvel outil de gestion.
On serre des mains, on s’embrasse, sauf ces derniers temps, navrés, les bras ballants.
On va aussi saluer amicalement le staff, on entend chanter la voix de baryton de l’un d’entre eux, on prend des nouvelles dans les bureaux, on se montre des photos, c’est le cœur gestionnaire de la librairie. On fait toujours les étonnés devant les « tonnes », de vraies tonnes,  (3 à 4 par jour de septembre à fin décembre, en gros), cartons ouverts par les garçons qui s’apostrophent en riant. Travail de fourmis également dans un bureau envahi, pour la préparation des livraisons aux bibliothèques.
On ne se connaît pas tous bien, on n’a pas les mêmes liens anciens, tendres et pudiques avec tout le monde. Avec d’autres, c’est fort et profond.
Le matin est plutôt calme, on a faim avant l’heure, des friandises traînent sous les bureaux.
Aujourd’hui il fait très beau, je ne travaille pas depuis une bonne semaine. Je regarde, sur le mur chez moi les photos, Beckett qui rit, mais si, Nabokov avec son filet à papillons, et les reines Dickinson, Brontë, Mansfield, Cixous en Nefertiti, Novalis dans son manteau à col haut, mes européens d’une Europe de la culture, je lis les Entretiens de Paul Auster, toujours flottant entre deux personnages non moins flottants, plus de huit mille livres habitent ici, et nous on a suivi.
Comme tout le monde je profite de ce laps, cette pause, je ne regarde plus l’heure, je ne cours plus vers le bus ni au Monoprix durant l’heure de pause.
Je prends matin et soir des nouvelles du virus, qui s’appelle « Corona » comme un poème de Paul Celan. Un poème d’amour.
Cas peu graves autour de nous, cas très graves dans les hôpitaux.
Tout se vide par le noyau.
Tout se décentre, dans nos vies.
Ceux qui reprennent toute la place dans leur espace, ce sont les livres, toujours silencieux.
Immobiles, intouchés mais sont-ils vivants ?
Eux aussi confinés, ils ne sont plus cornés, éraflés, salis, ils ne tombent plus par terre lors d’une manipulation maladroite (je suis la reine de la chute des livres). Non lus, non, ils ne vivent plus. On ne les change plus de place, on ne râle plus parce qu’ils sont lourds et trop nombreux, parce que tel auteur écrit beaucoup trop, ou un autre rien depuis onze ans (Pierre Michon, qu’est-ce que vous faites donc ?).
L’après-midi, tout s’accélère, on s’interpelle pour que l’un d’entre nous aille voir un « repré » (représentant de maison d’édition), on bougonne parce qu’on n’a pas le temps puis une fois avec eux, on se donne des nouvelles puisqu’on se connaît souvent depuis des lustres.
Vers 17h les gens affluent pour les rencontres d’écrivains, c’est toujours plein à craquer , les gens se plaignent du monde, du froid, du chaud mais ils reviennent toujours.
Et puis à nouveau, tout redevient tranquille, les derniers lecteurs se font prier pour descendre, les lumières sont éteintes, l’escalier s’assombrit, Kafka pourrait bien apparaître de tel recoin obscur.
Là je fais parfois un salut affectueux à des écrivains dans des photos encadrées sur le mur, JB Pontalis notamment, le malicieux complice de tant de fois.
Je m’arrête, je regarde, j’écoute.
La nuit est tombée, je vais sortir, en attendant demain.
Un soir je suis sortie un peu plus tard, juste avant qu’un terroriste n’abatte des promeneurs, à 50 m de là.
Ça va sans doute durer, cette pause. Je suis inquiète, malgré ce soulagement coupable de m’arrêter un peu.
On aura presque plaisir au retour des casse-pieds, demi ou totalement fous.
On aura vraiment plaisir à retrouver certains, discrets, souriants, respectueux.
Je pense à elle avec ses beaux yeux, seule chose que j’ai reconnue dans son visage dévasté par la chimio. J’ai juste échangé quelques mots avec elle, plus tard, quand elle allait mieux.
Depuis, nous nous parlons comme si nous avions fait la guerre ensemble.
Ces lecteurs du matin, aussi, qui passent bien trois fois par semaine, avec des bouts de papier du Monde.
J’aime moins la nouvelle manie de brandir un écran de téléphone avec des références mal photographiess, illisibles. Mais le monde change, tout est un peu chinois.
Nous rouvrirons les portes.
Nous allons réveiller les livres, « ah dis-donc, il marche bien celui-ci », « attention, il y a de la presse pour celui-là », « bon, là, pas le choix, je le retourne à l’éditeur », « zut, il est défectueux ».
Mais pas avant que tout ne soit vraiment fini. Bien sûr les librairies sont indispensables, mais si nous sommes malades ou morts, qui les lira ? Prenons le temps, tout sera lavé comme un ciel après la pluie.
Le soir du premier jour, quand nous fermerons (« qui c’est qui fait la fermeture ce soir ? » entend-on une heure avant entre les bureaux), quelque chose aura repris. Pas de la même manière, je ne crois pas. Fragilement, comme ces brindilles au printemps, ténues mais obstinées.
La clarté ne change pas car le soleil et la lune sont indifférents. Mais nous la retrouverons comme une chose que nous aurons cherchée durant plusieurs semaines.
Jelinek se remettra à râler après Handke (ils se disputent tous les jours de toutes façons), Breton et Aragon rompent tout pour la millième fois, Garcia Marquez fait le guignol avec une livre grand ouvert sur sa tête, Pascal Quignard chuchote avec ses latins, les éditions de Minuit et Corti se demandent comment envisager la rentrée.
Cartons déballés, le monde allégé.
La lumière entrera à flot, je rattraperai, j’espère, une pile en équilibre précaire et nous aurons tous les livres à lire.
Isabelle Baladine Howald
*libraire Kléber, Strasbourg.