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(Carte blanche) à Patrick Beurard-Valdoye : : Elle - La confinée tant aimée

Par Florence Trocmé


: Elle - La confinée tant-aimée

Eurydice
Dans le court film Eurydice, she, so beloved (2007) des frères Quay, on voit comment Orphée, pour accéder à l'espace où Eurydice est confinée, chante dans un hygiaphone. Un mot qui a disparu de nos usages.
Objet sans doute à nouveau souhaitable, en absence criante de masques de protection ! On parle aussi - on y chante plus rarement ­- dans une grille de parole, expression qui constitue le titre du livre de Paul Celan : Sprachgitter (1959).
Écrivant cela, je songe particulièrement aux prisonniers, privés comme vous le savez, de parloir durant le confinement.
https://www.youtube.com/watch?v=RM_p5CLdrX8
Le titre du film des frères Quay étonne.
Il provient du poème de Rainer Maria Rilke : Eurydice. Orpheus. Hermes.
Le vers en question est : "elle la tant-aimée".
Enfin, c'est un peu plus compliqué. Il faudrait écrire
: elle.
La tant-aimée.
En allemand
: sie.
Die So-geliebte.
Ce qui a certainement fasciné les frères Quay dans ce poème, nous fascine aussi : Rilke réanime le vieux mythe, en orientant le point de vue, non pas sur Orphée, mais sur Eurydice. Il fait du "dieu des poètes" une figure un peu fade, désuète, voire un peu sotte. Rilke s'intéresse à la silencieuse confinée Eurydice.
Un dieu serait-il finalement plutôt une divine ...?
La manière des frères Quay de pousser ce renversement étonne. Dans le film, voilà qu'Eurydice se retourne vers Orphée, et pas l'inverse.
On pourrait concevoir que, dans le prolongement de Rilke, Eurydice n'a qu'une envie, c'est de précipiter la disparition d'Orphée pour être tranquille.
Ou bien concevoir que les frères Quay jouent à transposer ce mythe grec dans une tradition où la femme serait fautive [sic], n'est-ce pas ? Par exemple, la femme de Lot ou Loth ou Luth - selon la religion - qui se retourne, et devient statue de sel ... Les textes - au passage - ne précisent pas qu'il s'agit d'une punition.
À moins, justement, que les frères Quay nous disent qu'il n'y a ni faute ni punition dans le retournement ; seulement désir de vivre son désir... ou d'accomplir son destin d'être humain ? Cela rejoindrait le fantasme que développe Rilke dans les Élégies duinésiennes : les anges envieraient les êtres humains d'être mortels, c'est-à-dire : de sentir et ressentir.
Il faut lire ou relire le magnifique poème de Rilke Orpheus. Euridice. Hermes.
En arts poétiques, il faudrait refaire une traduction à chaque quart de siècle. On voit bien cette nécessité lorsque l'on compare The Waves de Virginia Woolf (décédée un 28 mars) traduit par Marguerite Yourcenar, puis par Cécile Wajsbrod. De même, avec les deux traductions disponibles d'Ulysses de James Joyce.
C'est un peu comme pour un ancien film : on reconnaît souvent l'époque de tournage d'un film. Le son. La qualité de l'image. Quand il ne s'agit pas d'une reconstitution historique, d'après les voitures, ou les coupes de cheveux. L'art de monter, etc. Dans tous les cas, une version restaurée est préférable.
La traduction de référence du poème de Rilke - celle de Loránd Gáspár - parut en 1972 au Seuil.
En voici une d'aujourd'hui, d'un confiné comme vous, croyant aussi que nous allons nous en sortir sans sortir...
Patrick Beurard-Valdoye
Lire la traduction inédite proposée par Patrick Beurard-Valdoye


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