(Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 7

Par Florence Trocmé

Dans la forêt des jours*

Un nouveau feuilleton de Poezibao, Dans la forêt des jours, de Jacques Robinet. Comme une suite à La Monnaie des Jours, le livre que les éditions de La Coopérative ont publié à l’automne 2019. Chaque parution est accompagnée d’une œuvre de Renaud Allirand.
*titre emprunté à un poème de La Nuit réconciliée de Jacques Robinet, livre de poésie paru aux éditions La Tête à l’envers en 2018

Dans la forêt des jours, 7

9 novembre 2019 — Je recopie ici ce passage de L’abandon lumineux de Joël Vernet [1] que je découvre et qui traduit si bien mon sentiment au moment où mon propre livre paraît : Un livre est de l’amour brûlé. Il a tenté de dresser des pages contre le malheur. En vain. Il mourra inconsolable, inconsolé. Voix minuscule dans l’azur. Voix impertinente. Voix insurgée.
C’était cela que j’entendais hier soir : « vanité, tout n’est que vanité ». Mais rien n’y fait, nous poursuivons. Les mots nous servent d’écran contre un trop violent soleil. Ils renouent les comptines déchirées par l’oubli. Nous n’en finirons jamais de dresser contre le désastre cette voix qui jamais ne désarme. 
Je suis le premier étonné de l’obstination qu’il m’a fallu pour accumuler ces pages. A coups de rame, j’ai atteint le rivage. Peu importe ce qu’il en adviendra. J’ai survécu mot à mot, sans sombrer.
14 novembre 2019 — Je laisse cette pièce se remplir lentement de la nuit. Dehors, le bruit assourdi de la ville. L’âge m’isole et me protège à la fois. Il y a cette faiblesse accrue qui me contraint à ménager mon corps. Tout se rétrécit et, inexplicablement, m’ouvre un espace inexploré. Je regarde s’évanouir la lumière de ce jour glacial et en même temps je m’aventure dans une autre clarté, d’une grande douceur. Ici, les mots trébuchent. Il s’agit de décrire un envahissement paisible qui se fait malgré moi, simplement parce que je suis là, sans bouger, attentif, offert. Je ne suis qu’assentiment à la vie qui s’épuise avec une exquise lenteur. On peut retrouver ce sentiment dans certains adagios de Schubert, aussi dans le deuxième mouvement du Quintette de Mozart pour clarinette. Mais s’agit-il de musique, de paroles ? Plutôt de consentement à l’invisible qui nous borde de toutes parts.
15 novembre 2019 — pourtant, ces hommes ne méritent qu’un blâme léger ; car c’est peut-être en cherchant Dieu et voulant le trouver, qu’ils se sont égarés : plongés au milieu de ses œuvres, ils poursuivent leur recherche et se laissent prendre aux apparences : ce qui s’offre à leurs yeux est si beau !  Ces versets de La Sagesse (13,9) me ramènent à l’enchantement de ce monde qui m’est si sensible. Si certains le divinisent, il a toujours manifesté, à mes yeux, une gloire cachée dont il n’est que le reflet. J’ai tourné ses pages comme un psautier merveilleusement illustré qui balbutie ses prières. Qui prend le temps d’admirer aujourd’hui ? La perte du sentiment religieux va de pair avec l’inattention régnante. Il faut consommer très vite, se laisser emporter dans le déferlement des images.
— Exposition Greco. Une fois percée l’agglutination des visiteurs, un regard, un sourire me clouent sur place. Brasier de souffre et d’écarlate, plis des robes, volutes des orants autour d’un nouveau-né, ou des marchands du temple chassés à coups de fouet, partout s’agitent ces tourbillons, couleurs d’incendie. Me retiennent surtout la gravité des visages, le sourire rêveur et si doux d’une Vierge allaitant son enfant. Et, très vite, par-delà ces tableaux, — dont très peu pourtant proviennent du Prado —, c’est toute ma jeunesse madrilène qui refait surface avec ses escapades fréquentes à Tolède. Je revois la ville blanche sous les nuées orageuses, ses ruelles étroites, la boucle du Tage qui la berce et je sens sur mon bras la main si légère de ma mère qui m’accompagne de palais en églises. Ces toiles incomparables ne peuvent se détacher de mes souvenirs. Leurs flammes se mêlent aux miennes et tout crépite en moi d’un feu que je connais trop bien. Beauté et douleur se confondent, inextricablement et pour toujours.
— Je suis parvenu à l’âge où l’esprit répugne à emmagasiner et souhaite, tout au contraire, répandre ses richesses acquises. Tout ce que je retiens de mes lectures est filtré par ce désir de transmettre. N’être plus qu’un passeur de beauté, mon vœu le plus profond. Je m’enivre de résonances.
18 novembre 2019 — Journée d’automne, froide et humide. Pourquoi ne suis-je pas atteint par ce ciel fermé et hostile ? Il me semble que quelque chose pâlit au loin, comme un épuisement du gris. Vers l’Ouest, cette clarté qui n’en est même pas une, peut-être sa promesse. Il y a, je le sais, une lumière voilée qui se cache, hésite, — un sommeil anxieux qui se prolonge. Je n’ai pas vu se lever le jour. Il traîne, mal lavé, dans la pénombre. Peu importe, nous trébuchons ensemble sans nous enliser. Je reconnais ces passages incertains. Toute la ville se replie ; les bruits sont assourdis. J’écris un poème mélancolique sans trop y croire. Est-ce pour distraire l’enfant qui guettait l’aube à travers le givre de sa fenêtre ? Non, c’est trop loin, — oublié, effacé. Il s’agit d’une joie plus secrète, comme si le poids des années s’allégeait, au fur et à mesure que progresse la lutte incertaine qui ronge l’opacité du ciel. Je ne suis sensible qu’à cela : cette lente montée du jour qui secoue ses cendres. J’assiste à une défection de la tristesse, à la joie montante d’une rencontre qui se prépare dans les coulisses sales et poussiéreuses.
Plus tard : Je me suis trompé. Le jour s’enlise dans sa torpeur. Rien ne semble vouloir changer. Et déjà, on sent approcher la mort qui va vous rouler dans ce grand linceul humide. Pourtant, est-ce rêver à nouveau ? Un peu de rose semble flotter sur ce grand rideau d’absence, tombé de nulle part, car il n’y a pas de plafond dans ce gris étale qui envahit uniformément tout l’espace. La mort ? À toi de la faire surgir ou disparaître selon que tu ouvres ou fermes ton cœur. Mozart se joue des apparences. Le deuxième mouvement du vingt et unième Concerto pour piano ouvre son chemin de source à travers la brume. Il écarte, appelle. Seule existe cette musique : certitude qui chante à travers les siècles pour désavouer la menace imprécise qui recule. Comme la lumière, nous faisons semblant de mourir. Qui me fut plus proche que cette voix ? Quelle invitation, plus convaincante ?  Comment lui résister ?
— Pouvoir écouter Mozart ! Don prodigieux de ce siècle, effroyable par tant de côtés. Je suis d’un temps d’avant la musique, comme on dit d’avant -guerre, ce qui est vrai aussi. Hormis quelques très rares concerts, parfois retransmis par la radio, — mais on écoutait peu la radio chez moi —, j’ignorais tout de ce monde qui ne cesse de sublimer le nôtre. A quinze ans, je faisais tourner la manivelle d’un tourne-disque pour écouter un Nocturne de Chopin, à dix-sept entra le premier « microsillon » et le premier électrophone Teppaz, me semble-t-il. Pensant à cela, je mesure le don qui met à ma disposition tout l’univers musical et ses plus merveilleux interprètes. Mes arrières grands parents sont morts sans rien savoir de ces richesses, auxquelles seuls quelques privilégiés avaient accès.
— Joyeuse surprise, en découvrant dans le livre d’un inconnu, les phrases qu’on aurait souhaité écrire. En voici un exemple : J’ai déposé enfin ma vie dans le silence d’une maison où je suis tout à la joie de vivre. Tout à la joie d’attendre, d’attendre sans impatience. Et plus loin : Ce ne sont pas vraiment des livres, non, je ne me prends pas encore pour un écrivain. Ce sont plutôt des lueurs, des petits feux de brousse qui ont mis le feu à ma propre vie. J’ai allumé quelques lampes, un point c’est tout. Ces deux extraits sont tirés du beau livre de Joël Vernet[2] que je ne cesse de reprendre. J’y retrouve à la fois mon refuge d’Ondreville et ces flammèches que j’allume parfois en écrivant, qui me surprennent, m’éclairent un instant, avant de voyager vers un inconnu.
30 novembre 2019 — Poèmes de Hopkins dans la magnifique traduction de Pierre Leyris. Celui intitulé : « Paix »[3] me poursuit de de sa douceur rêveuse. En voici le début et la fin :
 
      Quand vas-tu, Paix, ramier des bois, quand vas-tu clore
   Tes ailes élusives et ta ronde rôdeuse
   À mon entour cesser enfin pour ma ramée ?
   Et dès lors que Paix fait ici demeurance
   Elle est là pour œuvrer, non point pour roucouler,
   Elle est là pour couver
Journée indécise, tantôt lovée sous les ailes de ce ramier qui jamais ne s’attarde, tantôt livrée à l’esseulement, au jour gris où chacun s’agite sans se retrouver. Pensé à cela en me promenant avec Renaud du côté de la rue du Bac. Le Bon Marché, harnaché de guirlandes dorées, prêt à bondir pour déverser sa cargaison festive. Nous avons parcouru les allées rutilantes. Des paons, couleur saphir, faisaient la roue dans les vitrines. Les parfums embaumaient. Une foule dispersée courait en tous sens confondre l’objet de son rêve. Derrière les hautes portes de verre, quelques mendiants tolérés, fidèles à leur poste —, la rue humide, hargneuse, guettant l’heure de la fermeture. Impression de solitude décuplée par la multitude. Clones vibrionnant sous les clartés tapageuses. Nous marchions sans parler, pressés de revenir sur nos pas. J’oubliais de signaler que nous fêtons un « Black Friday », où les flux de la consommation s’amplifient à grands coups de ristournes.


5 décembre 2019 — J’ai repris le livre de mon ami Gérard Bocholier : Les nuages de l’âme[4]. Il s’agit d’extraits, très brefs en général, de son Journal de 1996 à 2016. Une fois de plus, je suis saisi par l’intensité de son amour pour le Christ, le vrai fil rouge qui court entre ces pages. Comment ne pas l’envier ? Je me suis souvent réchauffé à cette flamme et je crois que notre rencontre est une grande grâce que Dieu m’a faite au soir de ma vie. Ses dons poétiques émaillent une prose brève et retenue qui épingle avec justesse quelques rencontres essentielles, faites au cours de la journée, avec des personnes ou des livres. La musique aussi tient une grande place. Ce solitaire dialogue sans cesse.
6 décembre 2019 — La poésie m’est un piège ensorceleur. Quand je pousse sa porte, une nuée de mots s’abat comme un vol d’étourneaux. Ils font semblant de m’apporter le ciel, mais ne font que l’obscurcir. Les plus jolis vont devant en agitant leurs ailes, les plus lourds se traînent et encombrent la chaussée. Peu nombreux ceux qui épousent le silence, parviennent à le féconder pour que naisse le chant. Pour s’aventurer en poésie il faut un solide balai. Je m’épuise en balivernes et rentre bredouilles. Le plus pénible c’est d’avoir cru percevoir un tintement de cristal au cœur du vacarme. « Demain, peut-être », soupire le pêcheur après une longue attente en soulevant son panier vide.
7 décembre 2019 — Intermezzi de Brahms. Dès les premières notes, la sollicitation d’une main tendue à laquelle on consent aussitôt. Quel filtre d’attente et d’angoisse a dû traverser cette musique pour parvenir à une telle simplicité, un tel abandon ? Schubert, Brahms, voyageurs d’hiver qui entrebâillent leur porte. On entre, on s’assoit auprès d’eux, devant les flammes d’un feu mourant. Le silence fredonne son chant enseveli. On se résigne à la douceur d’être un homme, réchappé au vacarme et à la nuit glacée. Derrière le mur, le vent souffle sur la neige. Comme dans les veillées d’autrefois, du fond de l’ombre une voix s’élève pour partager ce qui reste quand on a tout perdu. Et la vraie clarté s’installe.
16 décembre 2019 — Ouvrir la télévision, c’est recevoir de plein fouet la vague colérique du monde. Curieux que l’on puisse en appuyant sur un bouton renvoyer tout ce tumulte en enfer. Privilège de quelques -uns, préservés comme moi de la cohue épuisée qui se lève à quatre heures du matin pour regagner son travail, grâce à des transports si raréfiés et aléatoires qu’ils en deviennent inaccessibles. Par temps de service minimum, la vision des quais de métro rappelle les heures les plus sombres du passé. Sur la tête de ces foules prises en otage, les puissants de ce monde, — gouvernement ou syndicats — croisent le fer pour sauver leur mise.
Comment oser parler de ces choses quand, changeant de pièce, on peut passer de cette fureur à une sonate de Schumann ? Sans réfléchir, j’ai choisi la première en fa dièse mineur de l’Opus 11 qui est tout, sauf apaisante. Hormis dans l’aria, tendre et mélancolique, on est malmené avec une rare violence à travers des thèmes qui s’entrechoquent en phrases hachées et dissonantes où s’exprime le tumulte d’une passion impossible à canaliser. Le piano subit les assauts de cette fureur, avant de consentir à s’incliner devant tant de démonstration amoureuse. Ce n’est pas la musique la mieux adaptée, pour qui cherche à se protéger de la rage environnante !


22 décembre 19 — Au Louvre, le portrait de Charles William Bell par Thomas Lawrence. Peu de tableaux témoignent d’un tel contentement à se savoir si beau. Le regard fier est comme un défi lancé au destin : « qui m’approche se brûle, je suis intouchable ». Les longs cheveux noirs tombent en cascade sur le velours vert sombre de la veste entrebâillée, d’où s’échappe la mousseline de l’écharpe blanche qui rehausse le menton orgueilleux. Sur fond d’étoffe flamboyante, qui était ce beau jeune-homme, offert au désir pour l’éternité ? La même rêverie s’empare de moi que devant l’homme au gant du Titien, si souvent admiré. Que fut la vie de ces gentilshommes dont nous ignorons tout, excepté le visage refermé sur leur secret. À vrai dire le mystère est davantage du côté de Titien, où seul un sourire à peine effleuré laisse deviner le bonheur, vaguement nostalgique, d’exister. Tout dans ce tableau est austère, réservé. Sur l’habit noir seules émergent la collerette et les manchettes de la chemise blanche qui sillonne le pourpoint échancré du cavalier, le gant à la main, prêt à s’enfuir au galop. Chez Lawrence, le message est plus transparent, d’une superbe qui crépite : « Je suis l’enchanteur, jamais las d’être adoré. » De leur passage, ne reste que le mirage d’une flamme entraperçue. Rayonnement éphémère qui brûle en passant. Regret et morsure d’un vertige.

[1]  Joël Vernet – L’abandon Lumineux – Lettres Vives – P.17
[2] Joël Vernet — L’abandon lumineux – Editions Lettres Vives – P. 45 et 48
[3]  Hopkins — Poèmes et Proses – Points – page 107
[4] Editions Petra