Pour la nature, contre la morale ?

Publié le 23 mars 2020 par Anargala
Diogène, un aghori, un siddha ou un sâdhu grec ?

Peut-on vivre en accord avec la nature sans vivre contre la culture ?

Peut-on être naturel sans être immoral ?
Ou amoral, comme on voudra ?

Encore un article très riche par Hridaya Artha.

Une philosophie qui invite à vivre conformément à la nature n'est-elle pas nécessairement provocatrice ?

L'Auteur de l'article, Joy Vriens, propose de comparer certaines affirmations des Stoïciens anciens ou des Cyniques, de certaines affirmations choquantes des adeptes de la non-dualité tantrique.

Par exemple :

“Si un des dieux venait me dire : Kraton,
quand tu mourras, tu renaîtras aussitôt ;
tu seras ce que tu voudras : chien, bouc,
cheval ou bien homme ; car tu dois vivre
deux fois. Choisis donc ce que tu veux.
— N’importe quoi, répondrais-je aussitôt,
que je sois n’importe quoi, mais pas un homme… (Ménandre, frg. 223.)”

Voici quelques échantillons d'affirmations stoïciennes. Le problème est que ce sont des fragments, des citations dans d'autres œuvres, et que nous ne savons pas comment les Stoïciens anciens les justifiaient. Mais en les lisant, on comprend mieux pourquoi le Stoïcisme romain était considéré comme une édulcoration de cette philosophie plus radicale, directement inspirée par le cynisme de Diogène :

"1. Les femmes seront communes chez les Sages et le premier venu usera de la première venue (Stoicorum Veterum Fragmenta, I, 269).
2. L’homosexualité n’est pas un mal (I, 249).
3. Il n’y a aucune différence entre les rapports homosexuels ou hétérosexuels, féminins ou masculins ; ils sont convenables les uns autant que les autres (I, 250, 252, 253).
4. Le Sage s’unira avec sa fille si les circonstances le veulent (III, 743).
5. On s’unira avec sa mère, avec ses filles, avec ses fils ; le père pourra s’unir à sa fille, le frère à sa sœur (III, 745).
6. On s’unira avec sa mère, sa fille, sa sœur (III, 753).
7. Il n’est pas honteux de frotter de son membre le sexe de sa mère. A propos d’Œdipe et de Jocaste, Zénon dit qu’il n’est pas honteux de frictionner sa mère si elle est malade et pas davantage de la frictionner pour lui faire plaisir et la guérir du désir. Se servir de sa main pour la masser ou de son membre pour la soulager, ne fait pas de différence (I, 256).
8. On doit prendre comme exemple les bêtes et considérer que rien de ce qu’elles font n’est contraire à la nature. Ainsi, il n’y a rien de répréhensible à ce qu’on s’accouple dans les temples, qu’on y accouche ou qu’on y meure (III, 753).
9. Il n’y a aucun mal à vivre avec une prostituée ni à vivre du travail d’une prostituée (III, 755).
10. Diogène est digne d’éloge qui se masturbait en public (III, 706).
11. On mangera de la chair humaine si les circonstances le veulent (I, 254).
12. Chrysippe consacre mille vers pour engager à manger les morts (I, 254).
13. Non seulement on mangera les morts mais même sa propre chair si l’on a un membre tranché, afin qu’il devienne partie d’un autre de nos membres (III, 748).
14. On mangera ses enfants, ses amis, ses parents, son épouse, morts (III, 749).
15. On traitera le cadavre de ses parents comme s’il s’agissait de cheveux ou d’ongles coupés ; ou bien, si les viandes sont consommables, on s’en servira comme d’une nourriture, de même que l’on mangera ses propres membres, amputés (III, 752).
16. Les enfants cuiront et mangeront leur père et si l’un d’eux s’y refusait c’est lui qui sera à son tour dévoré (I, 254).
17. Les enfants conduiront leurs parents au sacrifice et les mangeront (III, 750).”


Comparez avec p.e. l'Advayasiddhi [la "Réalisation non-duelle"] de Lakṣmīṅkārā (Guide du Naturel, p. 145)

"3. C'est avec des excréments, de l'urine, du sperme,
Et les sécrétions nasales
Qu'en méditant les transformations du Réel (sct. tattva)
Le mantrin sert le Soi [ou "se sert lui-même"].
4. C'est avec sa propre mère, sœur,
Fille et petite-fille
Que celui qui connaît le yoga rituel (sct. puja) de la Sagesse (sct. prajñā, femme) et de la Science (sct. upāya, homme)
Fait son culte.
5. C'est avec des femmes estropiées de basse caste,
Des ouvrières, ainsi qu'avec des bouchères
Qu'en développant le foudre de gnose (sct. jñānavajra),
Il doit toujours faire le culte du Féminin.
[Pour tout cela, il manie la formule
Oṃ Ah Huṃ]"
Tout cela fait penser à la culture des magiciens en recherche de pouvoirs (vidyâdhara, sâdhaka, siddha), aux antinomistes (aghorî, nîshâcârî, advayâcarî, kâpâlika, nîlâmbara, etc.) de l'Inde. 

Dans tous les cas, on retrouve une évolution semblable d'un mouvement radical au départ, puis qui s'intériorise peu à peu, qui se "domesticise". Par exemple, les premiers sannyâsîs sont des renonçant ermites qui vivent une vie proche de la mort, dans les étendues sauvages (jangala, jungle), qui se nourrissent de racines, de plantes, qui meurent en se suicidant. C'est encore le mode de vie prôné par Shankara. Puis des compromis apparaissent. La "rébellion" comme dit Joy, est peu à peu intériorisée. Dans le Vedânta et le tantrisme non-duel, même trajectoire, le détachement ou la transcendance de la dualité pur/impur deviennent des geste intérieurs, invisibles, sans changement du comportement extérieur. C'est ce que l'on constate dans le Yoga selon Vasishta ou dans le tantrisme d'Abhinavagupta. Même chose chez les Jaïns : d'une vie nue et sauvage qui s'achevait par un jeûne mortel, on s'est acheminé vers un mode de vie monastique plus proche du bouddhisme. Pareil chez les Stoïciens, inspirés au départ par les exemples frappants de Diogène ("Socrate devenu fou"), puis dérivant vers un modèle de vertu romaine bien ancré dans l'urba et la figure du pater familias. Idem chez les Franciscains : François d'Assise prônait une vie dans la nature avec un peu de travail manuel et de mendicité. L'Eglise a trahi tout cela et a brûlé les réfractaires, les fraticelli. On observe des mouvements similaires chez les hippies, les adeptes du bushcraft et autres radicaux de la deep ecology. De même chez Rousseau, les romantiques, Thoreau, Rimbaud, les bohèmes et les anarchistes sociaux. En Chine, on observe les mêmes évolutions chez les taoïstes, entre retrait libertaire dans la nature et engagement politique, souvent totalitaire. Sans oublier les punks à chien.

Tous ces mouvements, d'abord radicaux, font peu à peu des compromis. Du sauvage vers le domestique.

La question est alors :

Ces compromis sont-ils des trahisons, des affaiblissements,d es régressions, ou bien des synthèses, dialectiques et des progrès ?  

Est-il possible de se rapprocher de la nature sans s'éloigner de la culture ?

Jusqu'à quel point puis-je vivre en accord avec la nature sans violer les conventions ?

Notre réponse dépendra de notre conception de la culture, de la société humaine.

La culture est-elle une imitation de la nature ? Mais quelle nature ?
Ou bien la culture se construit-elle en opposition à la nature ?
https://hridayartha.blogspot.com/2020/03/espace-de-liberte.html