Parmi celles et ceux qu'il a édités, il en est qu'il a accompagnés avec constance : tel est le cas de Pierre Présumey dont il a publié plusieurs livrets entre 1982 et 2008, puis deux autres recueils dans un format différent : Le Grand garçon et Lettre à Homère (2). La singularité de Pierre Présumey au pré est que cet ensemble, présenté dans un ingénieux coffret aimanté, combine en une sorte d'anthologie 6 livrets parus entre 1982 et 2008 : Cela convient, cela suffit ; Le cœur besogneux ; La bonne épaule ; Lettre aux amis du bord de l'eau ; Un pas à la fois ; Continuer.
Comme Char, Dhôtel, Roud ou Rousseau, et certainement l'auteur des Géorgiques (qu'il a traduites), P. Présumey, c'est sensible dans tous ses poèmes, pratique, comme il l'écrit, la " cadence de marcheur et de plein ciel " d'un natif du Massif Central, longtemps professeur de Lettres classiques, et vieil amateur d'un poète qui revient aujourd'hui en grâce, quoique pour d'autres raisons que les siennes : " Entre vigne et blé, entre ciel et chemin,/Ouvrir Péguy de loin en loin,/Pour ne plus faire le malin. " Ce n'est pas son seul compagnon de route ; outre Virgile et Homère, certains poèmes du Grand garçon sont ainsi donnés pour écrits " avec " Goethe, Ungaretti, Caproni, Rimbaud, Baudelaire, Hugo, Eluard. Mais s'il a beaucoup lu et retenu des Anciens et des Modernes, il a surtout beaucoup observé depuis l'enfance et vous fait voir en bien des vers le détail vif qui émerveille ; ainsi ces octosyllabes intitulés " Chardonnerets " : " Le peuplier, parce qu'il est droit,/Ne retient presque pas de neige./Mais à son pied, dans les chardons,/Beaux masques fous et maladroits,/Piquant leur aile à chevron jaune ". Ou bien ceux-ci, à l'écoute de la conversation discrète des simples choses entre-elles, comme " Le dit de l'ornière au soulier/Au ras des touffes et des souches/Où c'est pourri, mouillé, gelé. " Cette qualité d'écoute procède d'une intuition des harmonies spontanées du monde phénoménal recueillie, à force d'art, en certaines façons elliptiques de dire : " En septembre on voit mieux/les bornes d'un pays, /Surtout le soir après cinq heures./C'est la clarté la mieux accordée./C'est aussi la mieux partagée. " Ces accords surpris au risque du poème pourraient, pour qui saurait, délivrer un secret qui ouvrirait le cœur ... Un secret que n'ignoraient peut-être pas tout à fait les augures anciens : " Quand le meilleur de la vie brûle/Il faudrait faire plus de cas/De signes qu'on voit devant soi:/Ainsi la bande de corbeaux/Dans les frênes brillants d'hier soir/. "
Mais des intersignes naturels se lèvent aussi au gré des rencontres humaines. Quelque braconnier, par exemple, un peu chapardeur sur les bords, et sa soupe aux légumes ordinaires, " Hormis cette vive escalogne/ (C'est le beau nom de l'échalote)/ [...] Et ça nous donne le frisson,/[...] /Comme le vent du martinet/Le matin, en ouvrant les volets. " Voici le vieillard du Chastelas dont la lassitude " a l'apparence/D'un escargot gris retourné ". Voilà la vieille dame déneigeant son seuil et dont les songes de jeunesse brillent " comme le sel au chaud de votre main ". Puis survient la Lettre aux amis du bord de l'eau, une suite de vingt stances de quatre vers alternant décasyllabe et octosyllabe, tout entière consacrée au monde de l'eau, et qui parfois retrouve le ton du fabuliste si bien nommé : " Beaux citoyens du liquide élément, /Est-ce dire que l'on vous aime/Si nous soutenons que c'est la vie même,/ Votre bel accompagnement ? " Car que pressent-on en taquinant le goujon, sinon que la gent poissonnière " gliss(ant) dans la vie sans la compter " nous délivre des ennuis du temps pour peu qu'on s'abandonne à rêver aux " signatures " qu'elle laisse " à la surface de l'éternité " ? Le promeneur, le pêcheur, le poète ou l'artiste savent bien que ce qu'ils quêtent n'arrive jamais où on l'attend, mais quelque part autour, là où l'attention flotte dans le vague " car les temps se mêlent et on ne sait pas toujours ce qui s'affirme ", comme l'écrit Dhôtel (3).
Pour autant, le mélange des temps c'est aussi la fréquentation habituelle de ceux qui sont d'autant plus là qu'ils n'y sont plus, sinon comme vestiges, ainsi tel couteau du grand-père et qui sert encore : " Les choses font durer leur homme/Dans le temps pourtant pas commode " ; comme leur maison où les miroirs " tremblent toujours/D'avoir dit tant de fois 'encore'/À leur détresse et leur amour ". Ces morts, le recueil intitulé La bonne épaule en livre de " petits éloges " mêlés à ceux des vivants dans une sorte de conjuration de l'abîme censé nous séparer à jamais : " Vous nous prenez dans votre gloire/Et pesant nos cœurs démunis/Vous connaissez notre trépas " - Ce que chuchote aussi telle saison, pour peu qu'on y prenne garde : " Heureusement qu'avec la neige/ Ils savent qu'il fait encore beau [...] D'ailleurs ils sont dans les flocons/ Et viennent frôler nos carreaux,/ S'assurer que nous ouvrirons/ Un jour de neige encore plus beau ". Cette proximité, parfois, des disparus dans la rêverie ou la fatigue, la voici quasi incantée à la fin d'une journée de pêche, en parlant aux arbres la langue d'un drôle d'oiseau : " ... en partant j'essaierai même de dire en latin/Le nom des arbres fraternels en hommage/À Virgile et à mes deux grands-pères. "
Cependant, la disparition survenue d'un fils qui n'a plus tenu à la vie rompt brutalement le partage et l'harmonie jusque-là chantés dans leur illusion mystérieuse, en dépit de la violence tenace du néfaste qu'annonçaient dans l'ombre certains signes. Le recueil de 2008 intitulé Continuer (journal de février) atteste l'incontournable, désormais, d'une " absence verticale [...]/Comme crevasse entre les pieds,/(qui) vous empêche de marcher [...]/Et vous empêche d'espérer ". Néanmoins, ce dont douloureusement témoigne cette suite de brèves et poignantes élégies, c'est que le pas périlleux ne pouvait être franchi qu'en reprenant peu à peu l'écoute, la réapprenant du disparu :
Ce qui continue mon garçon,
Chaque matin quand je me lève
C'est une sorte de leçon
Dont il faut que je sois l'élève.
Je dois apprendre à m'avancer
Au plus près de ta bouche close
Où continue de se poser
Ta façon de dire les choses,
Ta façon de continuer
À te jeter contre le monde,
À refuser de composer
Entre la lumière et l'ombre.
La poésie de Pierre Présumey affûte le regard et l'écoute, elle parle à notre cœur inquiet. Gratitude à son éditeur d'avoir pris soin de nous la transmettre.
Jean-Nicolas Clamanges
Pierre Présumey au pré, 6 livrets de poésie au fil du temps. Pré # Carré éditeur, 2008, 40 €
(1) Notamment Tombeau pour Luis Ocaña, La Table Ronde, 2014 ; Travails, Les Carnets du Dessert de Lune, 2013 ; Petites fadaises à la fenêtre, La Chambre d'écho, 2004 ; De passage, Wigwam, 2002.
(2) Depuis, P. Présumey a rassemblé en 2015, aux éditions Hauteur d'Homme, une série d'élégies intitulée Tout ce qu'on peut, inspirées par le deuil de son fils, où l'on retrouve Continuer, Lettre à Homère et Le grand garçon, suivis d'un vaste ensemble inédit : Les feuilles.
(3) Je ne suis pas d'ici, Gallimard, 1982, p. 89.