(Note de lecture) Les Couleurs de boucherie, d'Eugène Savitzkaya, par Julia Pont

Par Florence Trocmé

Le livre d'Eugène Savitzkaya paru en septembre 2019 aux Éditions Flammarion réunit deux textes anciens qui étaient épuisés depuis longtemps, L'Empire (Atelier de l'Agneau, Liège/Belgique, 1976) et Les Couleurs de boucherie (Christian Bourgois, Paris, 1980).
Cette nouvelle édition s'accompagne d'un " Avant-dire " inédit avertissant le lecteur ou la lectrice : " Ce livre a été écrit en chantant comme les loups, la tête, le thorax et le ventre parcourus de souffles énergétiques, dans un halètement saccadé, l'expiration étant chaque fois le temps fort de la respiration. " Eugène Savitzkaya nous offre un texte écrit en transe, ou plutôt avec sauvagerie. Il nous plonge dans un univers archaïque, sexuel et guerrier qui évoque le récit des origines. Il nous raconte les flèches et les lances, les bisons agonisants, les squales, les coureurs et les sentinelles, les armes phalliques maculées de sperme. Le texte ressasse inlassablement des éléments qui semblent appartenir à un même fonds narratif. Des personnages apparaissent (Firmin, Débora, Willem, Raphaël, Giovanni), des événements ont sans doute lieu. La poésie de Savitzkaya raconte une histoire : une tension dramatique se construit au fil du livre, qui se donne comme un seul souffle.
Mais la langue des Couleurs de boucherie résiste : si l'on pressent globalement qu'une action a lieu, il serait difficile de déterminer ce qu'il se passe précisément à telle ou telle page. Le texte ressasse de courtes séquences, dont le sens nous échappe, mais qui participent à un ensemble signifiant. L'univers archaïque de Savitzkaya où la violence et la sexualité sont omniprésentes se dit naturellement dans une langue irrationnelle. Le sens en émerge comme d'une masse dense et boueuse, malaxée.
" [...] Dix lapidations
successives, drues. Succomb-
ent sous les pluies, les
décharges quand sont coupées
les carotides et les tiges
aspermes, quand empire,
quand meurt tout taché. [...] "
(p.68)
Le recueil est divisé en sections d'une dizaine de pages, certaines en prose, d'autres en vers. La variation dans la forme permet le ressassement du matériau. La section intitulée " Apparats " présente deux colonnes de texte, dont l'une à la police plus petite, comme s'il s'agissait de notes en marge du texte principal, mais sans que le lien avec celui-ci ne soit évident : le dispositif crée une polyphonie ou une interférence ; il pose la question de la diction du texte (s'il s'agit d'un texte qui doit être dit - ou hurlé comme les loups).
Le thème de la peinture est présent dès le début du livre grâce au prénom de Raphaël. " Le peintre les peignit " (p.99) ouvre la section " Flore ", qui évoque ensemble les traits, les couleurs, les corps et les blessures :
" Raphaël maculait. Il manipulait sans cesse le sépia de son corps, en couvrait les gisants, garçons unis par le fil, le trait continu, médiane sans couleur passant entre les lèvres sans que les dents la touchent, entre les doigts et c'est la même hémorragie sur un pansement vierge, légère gaze pour une unique ponte, dépôt furtif de larves avant de mourir, de fourrer son nez dans le sachet carmin ou châtain, dans le pourpre [...] "
(p.103)
La violence se mêle au thème de sa représentation : l'attention aux couleurs, aux formes et aux textures esthétise l'univers sanglant de Savitzkaya, à moins qu'il ne s'agisse de révéler la boucherie essentielle, qui précède et motive l'œuvre d'art. Le livre se termine d'ailleurs sur l'évocation d'un paysage apaisé qui résulte d'un déchaînement de violence : le jardin, les feuillages, la fontaine sont faits du sang et du corps pourrissant de Débora.
Ce texte pourrait être lu comme une archéologie : de la psyché, de la langue, de la peinture. Le poète se débat avec la boucherie de l'origine, car tout semble commencer dans le sang, le meurtre, l'éjaculation. Dans l' " Avant-dire ", Savitzkaya écrit que ce texte est une réponse à la lecture de Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat, sa " seule réponse possible " à un texte qui l'avait " blessé au ventre " (p.7). Les Couleurs de boucherie poursuivent l'exploration d'un inconscient de guerre et de sexe avec force et passion.
Julia Pont

Extrait :
Après l'averse, incinération des couvertures, des coupons usés, des draps souillés, des cuirs dans les casemates (robe portant encore les traces des deux épaules et d'une hémorragie soudaine). Et l'incinération touche les bêtes gisantes, très étendues, et le plomb de leur carcasses, de leurs armures composites, objets durs et objets tendres mêlés, coagulés dans une même tombe. Et on flagelle les bisons soudés, mouillés, morses, qui ont gémi et se sont tus. Et énormes fragments froids abandonnés sous la pluie et les chutes. L'averse mêle leurs sachets, les céréales et contamine les grains. Lapide un laboureur. Opprime plusieurs bisons déjà étouffés, étranglés de ceintures étroites et de bandeaux. Même oppression des chambres fermées avec l'habitant unique, gisant, gorge percée et sternum retiré du corps, du fuseau ceint et rayé. Corps vaste entièrement marqué, totem usé à ses rameaux et flèches, tout maculé. Bison embaumé avec les loups, cousu à l'intérieur du tombeau (et on éparpille ses organes, tout son contenu refroidi ; on ensevelit sa corne fléchie, voilée). Simple objet d'incinération. Et on use les pylônes, les piles d'excréments, les pals ternes dont on a manipulé la base, le rasoir de la pointe. Simple outil, un peu pesant, d'usure (usage quotidien d'une même lame), de lustrage et d'oppression des métaux contre un champ pur ou salé. Usage d'une même flèche (fine et lisse porteuse, infime projectile) pour différents matériaux à dépecer, à ternir à mort d'un heurt. Matériau enseveli ou usé par plusieurs mains dans une petite loge inhabitée, chambre d'incinéré (cuirs et ivoires brûlés par un stylet porté à deux mains à la plus pure pointe). Ensevelissement le plus souple.
(p.88)
Eugène Savitzkaya, Les Couleurs de boucherie, Flammarion, octobre 2019, 224 p., 18 €, sur le site de l'éditeur