Joseph Conrad
" Un paquebot avait fait escale dans la rade cet après-midi-là, et la salle à manger de l'hôtel était encombrée de gens qui avaient dans leur poche un billet pour un tour du monde à cent livres. Il y avait des couples bourgeois dont les voyages ne semblaient pas dissiper l'ennui qu'ils s'inspiraient réciproquement ; il y avait des petits groupes, des groupes plus importants, des isolés qui dînaient avec dignité, où s'empiffraient bruyamment ; mais tous pensaient, conversaient, plaisantaient ou se disputaient, comme ils avaient coutumes de le faire chez eux, aussi stupidement fermés à toute impression nouvelle que les malles disposées dans leur chambre à l'étage. Dorénavant, ils seraient étiquetés comme des gens ayant visité tel ou tel lieu, exactement comme leurs bagages. Ils seraient enchantés de ce signe distinctif attaché à leur personne, et garderaient les étiquettes collées à leurs valises comme un témoignage, comme l'unique trace permanente de leur tentative d'enrichissement personnel. Les serveurs noirs allaient et venaient sans bruit dans la vaste salle au plancher rutilant. De temps à autre, on entendait le rire d'une jeune fille, aussi vide et innocent que son cerveau ; ou, dans une brève interruption des bruits de vaisselle, quelques mots prononcés d'une voix négligemment affectée par quelque bel esprit brodant pour le plaisir d'une tablée hilare sur l'histoire piquante d'un récent scandale à bord. Deux vieilles filles, touristes endimanchées pour séduire, consultaient le menu d'un air réprobateur en murmurant entre elles de leurs lèvres fanées, avec des visages inexpressifs, tels deux somptueux épouvantails."
Joseph Conrad : extrait de "Lord Jim", 1900, Éditions Autrement 1996. https://fr.wikipedia.org/wiki/Lord_Jim_(roman)