On ne peut pas dire non plus : à quoi bon, petites comme grandes, les vertus ? Car, sans elles, le « bon » interhumain n'existerait simplement plus : pour affronter le redoutable, tempérer la frénésie, neutraliser la partialité, accepter l'inévitable (et quelle vie humaine s'en tiendrait-elle quitte ?), il n'y a usage, dans la contribution des cœurs, que de la volonté vertueuse ou rien. De toute façon, la vertu est indispensable aux adultes, car (pour prolonger la remarque de Descartes) aux grandes personnes, ni le désintéressement ni l'innocence ne seront plus jamais spontanés : quiconque a été enfant ne pourra plus sans efforts être désintéressé, et adolescent, sans efforts innocent. Clairement, les vertus humaines ne deviendraient facultatives qu'en de très rares et improbables lieux : le courage, au Paradis ; la justice, sur une île déserte ; la tempérance, en Enfer ; la sagesse, au cimetière. Un des mérites de l'étude de Carlo Ossola est de montrer que les petites vertus nous sont, tout autant, précieuses.
D'autant plus que les « grandes vertus » sont moins indiscutables et plus ambiguës qu'on ne le croit. Le fanatique est courageux ; le superstitieux et l'obsessionnel sont fidèles ; le cynique est sincère ; l'inflexible est juste ; et même le veule est humble (en tout cas il ne se risque pas à l'arrogance !). Cela fait au moins douter de l'infaillibilité de courage, fidélité, sincérité, justice ou humilité. Peut-être les petites vertus donnent-elles (par leur moindre ampleur et impact même) moins loisir que les grandes à malentendu, contrefaçon, mésusage ou déviation. La fausseté du modeste fait rire ; le courage du salopard, non. Bien sûr, cependant, les quelques bénéfices secondaires de la pratique des grandes vertus sont plus conséquents : le héros peut exhiber glorieusement ses cicatrices, le fidèle ses rides, l'incorruptible les menaces de mort reçues ; au contraire, l'homme mesuré, urbain, débonnaire, discret … efface, par principe, tout bénéfice de son ... effacement et ne peut faire retenir aucun de sa … retenue.
Nous avons particulièrement besoin de vertus ordinaires dans une situation extraordinaire, et voici pourquoi ce petit livre tombe à pic.
Il y a, sur la vie morale, quelques rares chefs-d’œuvre modernes (Le « Traité des vertus » (1949 – réed. compl. 1968-1972) de Vladimir Jankélévitch, d'une bouleversante virtuosité, d'une exceptionnelle finesse ; « Minima moralia » (1951) de Theodor W. Adorno, ironique et tragique, d'une rare profondeur ; « Petit Traité des Grandes Vertus » (1995) d'André Comte-Sponville, dont la clarté et la rigueur ont, à juste titre, changé des consciences et éclairé des vies). Le mince recueil de Carlo Ossola (professeur de Littérature au Collège de France) peut désormais s'y ajouter, comme une sorte de grand (pas par la taille, mais bien par son acuité et sa justesse) traité des petites vertus.
L'auteur nous y présente, en effet, une courte et dense méditation sur douze vertus « mineures », auxiliaires, quotidiennes (qu'il nomme « vertus communes »), comme l'affabilité, la discrétion, la loyauté, la gratitude, la prévenance, la générosité … qui n'ont, certes, ni l'efficience ni le prestige des « grandes » vertus (courage, justice, sincérité, maîtrise de soi etc.), mais qui peuvent, par leurs modestes mais toujours accessibles ressources de retenue, de cordialité, de tact, d'indulgence, de discernement et de décence, adoucir et déminer – en tout cas dédramatiser – les vaines brouilles et chicanes entre consciences, et ainsi, dit l'auteur « guider chacun à faire de sa vie ordinaire une vie heureuse ». Mais elles valent aussi dans les circonstances exceptionnelles (comme sont et seront désormais les nôtres, en ce moment même, mars 2020), et voici comment :
D'abord, s'il y a, dans les vies sociale, politique, économique, culturelle, des moments calmes ou anodins, et d'autres critiques ou extraordinaires, la vie morale, elle, ne cesse d'être critique, car elle est, même dans l'existence commune et tranquille, le lieu même des dilemmes incessants (les cas de conscience), des choix douloureux ou délicats, car la crise de confiance entre les libertés, et, en chaque être, celle entre sa liberté vécue et sa liberté rêvée, sont permanentes : la vie morale ne connaît que la crise, car les êtres humains ne vivant que les uns des autres, leurs consciences ne peuvent choisir, en toute situation, de vivre que les unes pour ou contre les autres. La cohabitation des personnes démultiplie dramatiquement l'imprévisibilité et l'irréversibilité de leurs intrications, que par exemple (Hannah Arendt) la promesse et le pardon peuvent atténuer sans jamais les abolir.
La vie morale, même ordinaire et quotidienne, donc, est incertaine et compliquée ; il n'y a pas de choix infaillible ou parfait. Par exemple, les confiants finissent mal ; mais les méfiants finissent seuls. De même, entre tolérance et intolérance, tout cœur scrupuleux et averti hésite : si la tolérance est respect d'une neutralité face à l'autonomie d'autrui, elle peut aussi être mépris des victimes de ce qu'elle laisse ainsi faire ; et si l'intolérance est une haine de ce qui prétend avoir raison autrement, elle peut aussi être amour (intransigeant, mais noble) d'une vérité capable enfin de discerner et répartir raisons et torts : le tolérant ne sait éviter la violence qu'en laissant prospérer les conflits ; l'intolérant ne sait mettre fin aux désaccords que par la violence ! Qui faut-il donc être ? Même, moins tragiquement mais plus fréquemment, patience et impatience sont d'option délicate et de dosage malaisé. La patience qui (dit remarquablement Comte-Sponville) consiste à « faire ce qui dépend de nous pour attendre au mieux ce qui n'en dépend pas » - puisqu'elle est, explique-t-il, l'art d'accueillir le présent à son rythme à lui, non au nôtre – risque, cependant, de laisser passer une opportunité d'agir en attendant trop sagement que la porte s'ouvre ; l'impatience fait l'inverse : elle enfonce vainement la porte du temps, rêvant, à tort, d'une sorte de réel à volonté (comme si courir à la satisfaction pouvait en rapprocher l'horizon !), mais joue parfois avec succès la carte de l'attention active (là où l'attente passive de la patience s'asservit à la lenteur des choses ou surestime l'incompressibilité des durées). C'est pourquoi la posologie du bien est toujours délicate, et les vertus, même « communes », jamais facultatives.
L'auteur de ce merveilleux petit livre a judicieusement choisi l'appellation de « vertus communes » parce que ces vertus mineures (la constance, l'urbanité, la mesure, la discrétion ...) sont communément requises, c'est à dire doivent être de pratique assez partagée pour pouvoir être efficientes. Alors qu'un seul héros par son courage peut sauver (ou mobiliser décisivement) un groupe de tièdes ou de planqués, en revanche un ou deux affables, dans une tablée de malpolis et rustres éructants, ne font pas le poids ; alors qu'un seul magistrat juste (impartial, rigoureux, équitable), parmi un prétoire de veules corrompus, suffit à sauver l'honneur d'un procès ou d'une juridiction, un seul être reconnaissant parmi une foule d'ingrats et oublieux ne consolera jamais le bienfaiteur snobé ou hué. Pour le dire franchement : dans l'exercice des grandes vertus (héroïques, centrales, ne lésinant pas sur les sacrifices propres), la minorité donne heureusement l'exemple ; mais dans celui des petites, la majorité donne hélas le ton.
Il reste que, dans une situation hors du commun (comme une crise sanitaire majeure, et mondiale), les vertus communes comptent autant que les vertus d'élite : elles ne prétendent pas, en effet, combattre frontalement le mal (alors qu'un seul fulgurant trait de sincérité ou d'intégrité peut à lui seul briser une chaîne de mensonges ou de fraudes), mais peuvent en limiter l'impact, en réduire le prestige, en civiliser l'effet, et même en savonner courtoisement la pente.
Elles sont ainsi des auxiliaires intérieures, subjectives, des grandes injonctions civiques, impersonnelles, générales, objectives ; elles aident, par le travail privé de l'âme, à remplir ses devoirs de citoyen . Par exemple, la prévenance est comme une bonne volonté d'appoint dans l'observance des messages de prévention ; la loyauté rend fidèle à des mesures de confinement celui qui pourrait s'y dérober impunément ; l'affabilité ou la bonhomie sont comme d'utiles résolutions personnelles d'éviter de contribuer aux paniques ; la constance décourage de se décourager, écarte la diversion psycho-pathologique des fake-news, renonce aux relâchements qui hantent l'ennui ou l'usure de toute discipline. Les « petites » vertus aident à la fois ceux qui ont du mal avec les grandes et ceux, en face, qui bénéficieront ainsi à proportion d'un petit – mais toujours précieux – amoindrissement du mal.
Même si le bien visé par ces vertus mineures est plus facilement atteint que le leur par les grandes (il est plus facile d'être cordial que courageux, loyal que juste, bonhomme que sage …), l'abstention de ces petites « vertus » rend plus difficile aux autres vertus, mais aussi aux autres personnes, de faire leur part de bien : l'accomplissement de leurs devoirs centraux en est alourdi, entravé, égaré (si je me suis montré ingrat, quelle bienveillance en retour escompter d'autrui demain ? aveuglément bavard, quelle confiance ? Intolérant, quelle compréhension ?). Quoi qu'il en soit, montre Carlo Ossola, la peur du ridicule (que transfigure la bonhomie, qui est comme une naïveté civique et civilisée) n'est pas moins prégnante et aiguë que la peur de la mort (que sublime le courage) ; les délires de la rêverie (que circonscrit la constance) pas moins nocifs que ceux de la perfection (qu'endigue la sagesse, qui seule sait tenir pour rien ce qui ne changerait rien); la passion du sérieux (que dompte bien l'humour) aussi grave que celle du jeu ( que dompte mal la tempérance) etc. Décidément, oui : petites vertus, grands effets !
L'ultime objection à la réhabilitation de ces vertus communes est celle-ci : gratitude, constance ou générosité sont-elles vraiment vertus, puisque leurs contraires (ingratitude, versatilité, mesquinerie) ne sont pas franchement des vices ? Ma vulgarité ne serait un vice que si je prenais plaisir à asséner ma médiocrité à autrui ; mon snobisme que si je voulais tirer sciemment parti de ma propre affectation ; ma mesquinerie que si l'envie qui la guide (« l'envieux croit toujours que le succès des autres a été pris dans sa poche » écrit Jankélévitch) se faisait criminelle. Mais l'argument tombe à plat : la simple mesquinerie, par exemple, est toujours odieuse, comme refus hargneux de la générosité : le généreux, qui ne méprise rien et n'est jaloux de personne, peut se payer le luxe, sans blesser quiconque, de ne jamais mentir. Le mesquin, à l'inverse, méprise le gracieux, jalouse le meilleur et coupe sordidement le cours de l'intarissable transfusion du bien ! Et ce qui n'est guère excusable dans la vie ordinaire devient impardonnable dans les extraordinaires soubresauts de l'Histoire. De toute façon, ces petites vertus (et leur artisanat scrupuleux du bien toujours accessible) n'ont pas la prétention de sauver le monde, mais celle seulement de toiletter, alléger et, si l'on peut dire, reboussoler (= réorienter) la vie humaine, dans la mesure où l'impact du mal, même mineur, moyen ou commun, prend toujours, selon Ricoeur, respectivement la forme de l'impureté d'une souillure, de la charge d'une faute et de l'égarement d'un péché. Rien du mal n'est négligeable.
Merci à Carlo Ossola de nous interdire aussitôt d'avoir, en tout cas, l'Apocalypse infantile. Sisyphe profitait de sa constance (ironisait Caillois) pour se faire les muscles ; profitons de la Pandore coronavirique pour nous faire les tempes.
Marc Wetzel
Carlo Ossola, Les vertus communes, Les Belles-Lettres, 2020, 104 pages, 11€