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(Reportage) 250ème anniversaire de la naissance de Hölderlin, par Jean-René Lassalle

Par Florence Trocmé

L’anniversaire de Hölderlin

Hölderlin a 16 ans
« A quoi bon des poètes en temps de détresse ? » (Wozu Dichter in dürftiger Zeit?) dit Friedrich Hölderlin né le 20 mars 1770. Sa poésie veut exprimer une recherche de beau-bien-vrai dans la destinée humaine par une musique de langage rédimante. Sa biographie d’étoile filante incomprise et dramatiquement crashée a fait rêver.
Pour ce 250ème anniversaire de sa naissance, de nombreux évènements, lectures et concerts sont prévus en Allemagne cette année, qui auront lieu selon les possibilités ou seront reportés ou disponibles dans des médias enregistreurs (radio, internet, TV).
Laissons ici de côté l’énorme et intimidante littérature secondaire que ce poète magnifique mais difficile à populariser a suscitée. Évoquons tout de même l’essai Hölderlin et l’essence de la poésie du philosophe Heidegger (1937) qui en tire une de ses maximes : « C’est poétiquement que l’être humain habite sur cette terre », étrangement trouvée dans un poème attribué à Hölderlin collecté par le jeune poète romantique Wilhelm Waiblinger qui le visitait dans sa vieillesse en 1822 pour capter les restes de son énergie visionnaire. Traversons le malheureux détournement de quelques-uns de ses textes les moins intéressants (comme Tod für das Vaterland, patriotisme imaginaire pour un pays qui n’existe pas) par l’horrible régime nazi qui se cherchait des alibis culturels, et qui ne réussit pas à salir ce poète enthousiasmé par les idéaux démocratiques de la révolution française et dont Paul Celan gardera le souvenir après la 2ème guerre dans son Tübingen, Jänner.
Si on devait donner un fil d’Arachné pour entrer dans son œuvre, on commencerait après 1794, après les hymnes emphatiques de sa jeunesse où il partagea une chambre d’étudiant avec le futur philosophe Hegel, afin d’observer comment l’amour réciproque humanise un poète penseur lorsqu’il rencontre sa muse Diotima (dont la mort sera un des grands chocs de sa vie) dans son lyrisme du temps de leur liaison. Puis les « chants de nuit » avec son petit poème devenu classique Hälfte des Lebens qui s’avèrera marquer effectivement une bouleversante « moitié de la vie » dont la deuxième partie serait tragique. Mais d’abord voici les grandes élégies errantes (Pain et vin / Brot und Wein) où il tente un syncrétisme émancipateur entre la pensée solaire de la Grèce antique et la philosophie de l’idéalisme allemand et du christianisme. Peu à peu on lit une langue métamorphosée à la syntaxe nuageuse et une ambiance de beauté douloureuse aboutissant à des transes méditatives (Patmos, Mnemosyne). Enfin, d’autres chocs biographiques (arrestation de son ami pro-révolutionnaire Sinclair, interrogatoire pour conspiration, traitements dévalorisants en clinique psychiatrique) le conduisent à habiter la tourelle de la maison du menuisier Zimmer qui s’occupera de lui avec sa fille durant toute sa deuxième « moitié de vie ». C’est l’époque où considéré comme fou il écrit ses quelques dernières strophes ramassées sur ses pas de promeneur devenus modérés se fondant dans la nature, qui portent souvent pour titre le nom d’une des quatre saisons, terminant régulièrement par « Humblement » et se cachant derrière un pseudonyme, « Scardanelli », refusant son vrai nom : poèmes jugés secondaires comparés à ses grandes œuvres mais d’une émouvante limpidité.
Hölderlin  le printemps  1743
L’anniversaire de Hölderlin permet aussi de (re)découvrir les artistes influencés par lui.
D’abord les musiciens, du Schicksalslied de Brahms à Fragmente-Stille, an Diotima de Luigi Nono, ont été nombreux à s’inspirer du poète pour des chœurs, mélodies et lieder : Britten, Ligeti, Kurtag, etc. Les plus étonnants sont trois compositeurs qui ont travaillé plusieurs années sur de vastes œuvres. En 1960 l’Italien Bruno Maderna commence son Hyperion (d’après le roman poétique de Hölderlin) une œuvre symphonique avec voix et électronique dont les parties peuvent s’interpoler, aboutissant à une hydre sonore chaotique où surnage une flûte symbolisant le personnage du poète (puisque Hölderlin avait appris à en jouer avec le virtuose aveugle Friedrich Dülon).
Plus minimaliste, le cycle de Hans Zender Hölderlin lesen vers 1980, tout en fragments, brisures et silences, confronte le quatuor à cordes Arditti avec la dramatique diseuse Salomé Kammer. Enfin les complexes chœurs du suisse Heinz Holliger pour le Scardanelli-Zyklus terminé en 1991, remodèlent les poèmes tardifs sur les saisons, renouant le fil de la flûte.
Les cinéastes également ont voulu mettre en images mouvantes vie ou œuvre du poète. Le film Hälfte des Lebens de Herrmann Zschoche est centré sur l’histoire d’amour entre Hölderlin et Diotima avec la fine interprétation de Ulrich Mühe, une production étonnante sous le régime communiste de RDA (1985). Plus excité, l’érotique Feuerreiter (Le cavalier de feu) de Nina Grosse présente un Hölderlin bisexuel (1998). Tandis que Harald Bergmann voue une trilogie au poète, dont la troisième partie Scardanelli, avec l’excellent acteur français André Wilms, désire éclaircir le long retour à pied de Hölderlin depuis Bordeaux vers l’Allemagne en n’employant aucun texte inventé et se servant de témoignages, lettres et rapports de l’époque (une thèse étant que Hölderlin y fut peut-être attaqué et laissé pour mort, précipitant une psychose). Dernièrement ARTE a aussi produit un nouveau documentaire Friedrich Hölderlin. Un poète absolu (2020) qui restera dans sa médiathèque, du 25 mars au 22 juin 2020. Une place d’exception occupe le film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub Der Tod des Empedokles (La Mort d’Empédocle) (1986) mettant en scène lente dans la nature méditerranéenne, quasi-statique si ce n’est un insecte, une brise, ou les voix hiératiques de récitants antiques sensibles, la tragédie en vers écrite par Hölderlin sur le philosophe des 4 éléments qui se serait jeté dans l’Etna.
Finalement citons des poètes ayant écrit au moins un cycle ou un livre entier sous le signe de Hölderlin. Par exemple deux poètes récents, Jose FA Oliver et Mikael Vogel avec leur plaquette à quatre mains zum Bleiben, wie zum Wandern – Hölderlin, theurer Freund (2020). Puis Hölderlin-Reparatur de Gerhard Falkner (2008) qui infuse d‘atmosphères hölderliniennes son paysage urbain. Et encore la série H.Ö.L.D.E.R.L.I.N. du Hongrois Endre Kukorelly (dans Je flânerai un peu moins, Editions BIPVAL 2008). Ensuite les Hölderlin Hybrids en anglais de Rosmarie Waldrop (2003) dont les fragments méditatifs ricochent sur un concept ou un écho du poète (les dieux…). Et enfin Scardanelli de Friederike Mayröcker (2012), où la poète autrichienne à 80 ans semble jouer du masque de Scardanelli pour continuer à écrire sa propre poésie dans le grand âge, résonnant parfois de quelques mots du Souabe.
Le printemps permettra bien de visiter son lieu de vie, la Tour Hölderlin (Hölderlin-Turm) à Tubingen, qui vient d’être rénovée et rouverte avec une exposition permanente interactive.
Au moins on pourra évidemment lire Hölderlin lui-même, sur le web ou plus idéalement dans un livre : l’édition Pléiade de Philippe Jaccottet, le recueil abordable de Gallimard Poésie, les poèmes tardifs en poche chez Points Poésie, ou une grande anthologie bilingue chez La Différence, parmi d’autres éditions.
En écoutant des réponses que les artistes comme Hölderlin nous donnent aux temps de détresse.
*
Rosmarie Waldrop : extrait de Hölderlin Hybrids 

Inexplicable oubli 3

Peut-être le passé est-il suffisant pour le passé et tous ses habitants. Ils n’ont pas besoin d’être tirés de leur état de retraite. Mais si je répète sans savoir que je répète ? Suis-je dans mon propre corps ?
Ou le passé est-il, comme les dieux, sans émotion ? et tente-t-il d’atteindre nos sentiments pour ne pas devenir transparent ? Comme une femme non regardée ? S’effaçant entre les pages des Contes de Grimm ?
Cependant que souffle après souffle la maison brûle et sous les décombres nous engloutit. Et de grands corps de pensée se désagrègent. Et aucune forme qui leur soit identique n’apparaît plus jamais à la surface de la terre.
Pourtant d’amour avec douceur d’été des traces flottent en les artères comme d’amples bateaux. Transportant trousses de survie puisque le corps est adapté. C’est seulement quand les défenses du cerveau sont abaissées comme dans les rêves que nous sombrons dans le flot pur.
À la façon dont Madame Blavatzky immergeait son corps dans le Gange et, d’après Yoel Hoffmann, dédiait une prière aux plantes. Sans songer à l’histoire de la terre avec ses règnes de silence et long sommeil.
Source : Rosmarie Waldrop : Blind Sight, New Directions 2003. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
*
Friederike Mayröcker : extrait de Scardanelli

quand tu prononces cela dit Elke Erb je vois des cheveux d’anges ap-
paraissent des cheveux d’anges à moi dans la sapinaie qui en fait avec div. pins
qui se dressaient étroitement réunis dans la forêt sombre ordonnés secs
bruissante la rivière la bouche-de-femme c’est une plante comme la prunelle
engloutie plus tard l’Abondance Générale des Larmes de
ce monde quand du ciel se déverse une vague plus claire
les forêts sans flor (brebis) les ondines ainsi allongée
dans ses bras moi c’était un spectacle dit Elke Erb au
téléphone dans une sapinaie j’ai vu que les cheveux d’anges (aux div. sommets
des montagnes et forêts aux prunes parfumées et lierre) respirant à plaisir
puis dans un océan de sauvagerie grise la 1è fleur (d’îles)
les prémices la primevère clé du ciel crocus chancelant
hors la terre quand avec mère (en habit gris) dans ce
jardin où les herbes perçaient : cette seule image à
P. comme des violettes hépatiques dans ce jardin : assez étrange
cette seule image tout le reste effacé en moi cette seule image
mère en habit gris et elle, main dans la main
(« 1 tortillon emmailloté online 1 lueur de lampe dans mon lit quand je
me réveillai, la pergola de vigne blanche et clématite, 1 fiévreuse
tempête de Danube dans les prairies de l’air, c’était Beth Bjorklund qui dit, je
reviens (« petit jésus… »))
et empli de bosquets toujours verts comme quand un jour vers cette délicieuse
ville de Florence depuis une colline j’abaissai mon regard / pourtant et au nombre
des vieillissants déjà l’on me compte bien que plutôt je vou
drais me joindre à de plus jeunes (Rose de ses joues)
Scardanelli
12.2.08
Source : Dossier Friederike Mayröcker dans la revue L’Intranquille n°2, 2012. Traduction de l‘allemand par Jean-René Lassalle
(Le cycle complet est paru en livre en français : Friederike Mayröcker : Scardanelli, Atelier de l’Agneau 2017, traduit par Lucie Taïeb.)
*
Sitographie musicale :
La première partie du cycle Hyperion de Bruno Maderna
Un extrait du Hölderlin Lesen de Hans Zender
« Winter III » de l’œuvre chorale Scardanelli-Zyklus de Heinz Holliger
Jean-René Lassalle


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