Éthique. Quand la philosophie – au plus haut degré de la conscience humaine et de l’éthique – se confronte à une crise sanitaire d’une ampleur capitale, il arrive que le vivre-ensemble soit mis à l’épreuve et subisse des choix qui bousculent nos certitudes et ouvrent des interrogations inédites sur les éventuelles conséquences. Anticipons donc, sans dramatiser à outrance. Et posons l’une des questions les plus dérangeantes du moment dans un pays comme le nôtre: faudra-t-il choisir qui tenter de soigner et qui laisser mourir? L’interrogation paraît déplacée sinon choquante, mais les témoignages venus d’Italie du Nord et déjà du grand est de la France nous instruisent sur l’état de sidération des populations, comme d’une partie non négligeable des personnels médicaux, qui évoquent, avec sincérité, l’hypothèse d’une pénurie de ce qu’ils nomment «les ressources de survie» afin d’éviter la saturation totale des services de réanimation. Chacun comprend l’horreur de la situation et s’indignera légitimement de la quintessence même de la tragédie, une sorte d’«abomination morale redoutée», selon l’expression de Frédérique Leichter-Flack, maîtresse de conférences et membre du comité d’éthique du CNRS. Celle-ci, dans une tribune donnée au Monde, prévient: «L’accès à la ventilation mécanique pour les patients en détresse respiratoire n’est que la pointe émergée d’un continuum du rationnement des chances face à l’épidémie, qu’il faut regarder dans son ensemble.» Cet «ensemble» est hélas bien connu. Des hôpitaux chroniquement sous-dotés, victimes de saignées budgétaires innommables qui mettent à mal la capacité des établissements publics à affronter à cent pour cent l’épidémie de coronavirus. Un rationnement de pénurie des moyens de protection face au risque (gels, masques, etc.). Un premier tri téléphonique opéré par la régulation du 15…
Basculement. Nous y sommes donc, sans oser espérer que la séquence à venir ne s’avérera pas trop massive et d’une brutalité sans borne, ce que ne comprendraient pas, moralement, les citoyens. Un document nous invite à prendre la mesure, remis mardi 17 mars à la Direction générale de la santé (DGS). Il s’intitule «Priorisation de l’accès aux soins critiques dans un contexte de pandémie». Nous y lisons que des décisions difficiles seront probablement à prendre, devant combiner respect de l’éthique et principe de réalité – une combinaison souvent incompatible. Pourtant, comme l’explique Frédérique Leichter-Flack, «le tri a précisément été inventé, en médecine d’urgence comme en médecine de guerre, pour remettre de la justice, de l’efficacité et du sens là où ne réglait que l’aléa du fléau». Et elle ajoute: «Le médecin trieur n’est pas l’ange posté à l’entrée du royaume, il n’est pas là pour jouer à Dieu et dire qui aura ou non droit à la vie, mais pour sauver le plus de vies possible, en refusant de se cacher derrière la Providence ou la distribution aléatoire du malheur.» Difficile à admettre en temps de paix, n’est-ce pas? L’affaire est sérieuse, mais pas incompréhensible, sachant que le tri, en pénurie, «opère le basculement d’une médecine individuelle, censée donner à chacun ce dont il a besoin, à une médecine collective, qui oblige le sauveteur à prendre en compte, à côté de la victime en face de lui, les besoins de tous les autres au regard du stock de ressources disponibles». D’autant que Frédérique Leichter-Flack ne le cache pas: «Plus le décalage entre ressources et besoins est grand, plus on aura tendance à basculer dans des pratiques de tri dégradées.» D’où l’enjeu démocratique majeur, à très haut risque politique après des années de casse généralisée de nos hôpitaux. Une espèce de «mise en abîme sacrificielle de la nation tout entière» aux effets potentiellement «destructeurs sur le tissu social et la cohésion nationale». Sommes-nous prêts, intimement et collectivement, à accepter cet inacceptable-là?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 mars 2020.]