(Anthologie permanente), Marc Dugardin, D'une douceur écorchée

Par Florence Trocmé

Marc Dugardin publie D’une douceur écorchée, janvier 2016 – décembre 2018, aux éditions Rougerie.

                             En exergue de tout l’ouvrage :  

J’entends qu’ils disent de la vie
qu’elle est le seul havre et recours

Paul Celan, traduction Jean-Pierre Lefebvre
Une main pleine d’effroi
de gratitude, d’étonnement
puis-je te la tendre
 ?
Tarjei Vesaas, traduction de Céline Romand-Monnier


(quatrain)
rêve / les doigts / un clavier
la romance au bord du vide
et nous agrippés à la paroi
manquante de ses paroles
*
(après une lecture / Joë Bousquet)
les mots attendent de nous
autre chose que nous-même
c’est cela
que secrètement ils écoutent
lorsque nous les prononçons
(p. 9)
*
(lied)
on va sur la berge
perdu dans la perte
dont la rivière suit le cours
notre visage de mort
est déjà passé par là
comme on rêve pourtant
d’un grand lit d’indulgence
et d’être ce marcheur
dont le visage est en paix
et qu’on n’a pas vu venir
(p. 19)
*
(à la mémoire d’Imre Kertész)
ces ornières derrière nous
creusées
ces coups de pelle
fugue fracassée
et ces corps
ces tas de corps
lui quand même
respirant
et la main qui écrivait
d’une page non ensevelie
il nous enfante
(p. 20)
*
(note bleue)
bas et lourd
ce couvercle

son poids de détresse
de peurs qui s’amoncellent
sans peine
les oiseaux le soulèvent
ou simplement
ils l’ignorent
leur chant est ici
et déjà ailleurs
dans le jour qui court à sa perte
ils écoutent
plus loin que ce qui est perdu
(p. 28)
*
(sans titre)
ce n’est jamais vraiment un table
dans le poème / simplement une table
cela ressemble trop à un poème
je le gomme
je le fais disparaître au fond d’un bol
je fais passer le bol de main en main
mon poème est le deuil d’un poème
les vivants sont assis autour de la table
(p. 49)
*
2017 : (24 février)
Écrit hier un poème, bref, modeste, démarrant sur le couvercle baudelairien évoqué ici à plusieurs reprises. L’étonnement (cet ingrédient indispensable du poème) est venu pour moi du rappel de la notion de note bleue. Notion de théorie musicale que je ne saisis qu’intuitivement, mais qui m’a semblé s’imposer. La blue note en jazz, la note bleue chez Chopin (quand la mélancolie est de la mélancolie – mais pas que, dirait-on aujourd’hui). La note bleue dans un livre qui m’a beaucoup marqué, Lila et la lumière de Vermeer / La psychanalyse à l’école des artistes, d’Alain Didier-Weill.
(p. 65)
(8 août)
Un bref poème est venu, enfin (cela me travaillait depuis un certain temps), à partir de A Love Supreme de John Coltrane. Pas comme je m’attendais à le voir venir, et écrire cela est un soulagement. Décidément, c’est dans l’écriture du poème que tricher est le plus difficile, c’est là que l’obligation d’être surpris (si je puis l’écrire ainsi) est la plus forte, comme un ingrédient essentiel de l’écriture. Bien sûr le poème ne nous vient pas par magie, on y est, naïvement dit, pour quelque chose et même pour beaucoup. Mais c’est son déclenchement surtout, il me semble, qui nous échappe, et aussi le point de déséquilibre / équilibre auquel il conduit, sur lequel il s’arrête. Pour se maintenir, chuter ou disparaître...
(p. 67).
Marc Dugardin, D’une douceur écorchée, janvier 2016 – décembre 2018, suivi d'une approche par Vincent Tholomé, éditions Rougerie, 2020, 80 p., 13€.