(Anthologie permanente), Joël Vernet, L'oubli est une tache dans le ciel

Par Florence Trocmé


Joël Vernet publie L’oubli est une tache dans le ciel aux Editions Fata Morgana.

La solitude me permet de connaître
le grondement énorme de ma vie.
Jean Giono

La maison où vivre avec le silence

J’ai rêvé d’une vie engloutie dans la neige, dans la nuit, le contraste du noir et blanc étant pulvérisé par mes songes, la lumière du réel. Il me semble vivre depuis des siècles loin du monde, dans un village si retiré que son nom n’existe même pas sur les cartes contemporaines. J’ai vécu ici mille saisons, à lire, à écrire, à ne rien entreprendre, dépourvu de toute visite. Au bord d’une fenêtre, à regarder passer les nuages, à écouter les moindres bruits. Dans un jardin si étroit, j’ai eu des rêves immenses : la maison elle-même prenait des dimensions irréelles. Elle en devenait géante. Pourrai-je un jour la quitter, m’éloigner d’elle, la remplacer par un autre abri ? On me visite peu, très peu. Parfois je me hasarde au-dehors, partant marcher dans la montagne ou voyageant très loin, à l’autre bout du monde. Partout, je sais retrouver mes semblables. Je rêve, lis, tout à l’écoute de l’infini bruissement. Des carnets brillent au soleil sur le coin d’une table ou sur la souche abandonnée sous l’arbre unique du jardin, planté dans un autre temps envahi de nuages. Les carnets sont mon seul espoir. Est-ce une vie cela, dévolue à la seule contemplation ? Les actifs de tout acabit me sermonnent, jalousant sans doute mon pouvoir de savoir vivre ici, loin de toutes les nuisances pourrissant l’Univers ! Des années à côtoyer le silence m’apportent un alphabet nouveau. De la fenêtre, je vois passer les vivants ; parfois certains sonnent à ma porte. Je les reçois avec grande courtoisie. Nous parlons de la pluie et du beau temps : ce sont les plus riches conversations. Des morts aussi viennent jusqu’à moi. Ils ont toujours été à mon égard d’une rare franchise. J’ai conservé quelques-unes de leurs phrases légèrement désenchantées, leur humeur drôlatique nous ramenant toujours à la brièveté de cette vie. Les morts sont d’un humour inestimable : on ne la leur fait plus. Certains me sont inconnus, mais j’ai souvent le sentiment de les fréquenter depuis longue date. Ils sont ouverts, bienveillants, ne réagissent pas au jugement, à la morale. Ils apparaissent, disparaissent. Je m’incline devant eux, souvent dans un paysage d’une telle beauté que mes yeux n’en peuvent plus supporter l’éclat. J’écris pour être un peu moins seul dans la vaste maison : les poèmes sont des compagnons inestimables. Un rouge-gorge annonce sa visite contre la vitre. Son cou fait comme un éclat rouge ou roux sur la fenêtre. C’est un signe apparaissant au crépuscule. Il m’aidera à entrer dans la nuit, tandis qu’un chat alarmant rôde dans le jardin, guettant la proie que je ne serai jamais. Quant au rouge-gorge, il est le plus malin. Je vois l’ombre du chat s’en allant sur le muret, penaud. L’oiseau volette maintenant au-dessus de nous dans l’obscurité profonde. Durant ces jours et ces nuits, je me suis émerveillé d’un rien, de la splendeur de petits événements venant frapper à ma porte afin de savoir si quelqu’un était bien là, présent, disponible. J’ai répondu oui, sans hésitation. Être présent dans sa propre vie, c’est bien le moins, non ? Tandis qu’au loin tant d’hommes roulent dans la boue, sidérés, se pliant à la vie courante. Ma solitude est un navire s’en allant partout. D’ici, je vois le monde entier. Les reproches que l’on m’adresse, je les entends comme une chance, une sorte de miracle. Maître de mon temps, je ne rends des comptes qu’à la vie éblouissante.
*
La fatigue

La fatigue est une chance dès le matin, à vos côtés comme une ombre. Elle vous suit pas à pas, vous impose de vous asseoir au bord des chemins. La fatigue étrangement, vous confie un autre regard, un regard à l’acuité suprême. La fatigue n’est pas le désespoir. Elle est la haute exigence d’appréhender ce monde tout autrement, de le voir de manière inédite. La fatigue, loin de ralentir la vision en accroît la pertinence. Souvent, écrire quelques phrases vous demande beaucoup. Pourtant ce n’est rien une phrase, de la poussière de mots. Les laisser courir sur la page est tout votre travail. Faire semblant de lâcher la bride. La fatigue est à l’œuvre là aussi quand le soir descend jusqu’au fond de la maison. Que le noir s’entasse au fond des armoires, que les objets se diluent dans les pièces sombres, que s’efface la silhouette du chat. Au crépuscule sur le rebord de la fenêtre, il est une vérité pure, son noir se diluant dans celui des ténèbres. A l’aube il ronronne entre mes jambes, étirant ma pensée vers les cimes, se jouant des lassitudes. J’aime cette tendre patience. La fatigue ressentie alors est une douce chose, peut-être une forme de paix, de quiétude, tout le contraire du sommeil ou de l’indifférence.
Mais ce n’est pas une lasse fatigue, tout au contraire. Plutôt une fatigue lumineuse, invitant, sur les chemins, à la découverte : s’asseoir sur une pierre, attendre et contempler. Reprendre la vieille route, pour l’avenir. Sentir l’impulsion monter dans la veine des mots, qui nous met tous en marche ou en suspens. Retrouver le souffle dans les premières lumières d’un sous-bois... et voir dans cet élan et cet éclat un chevreuil disparaître, pour en rapporter l’image et la laisser vibrer à la clarté des lampes.
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Joël Vernet, L’oubli est une tache dans le ciel, dessins de Joël Leick, Fata Morgana, 2020, 80 p., 14€