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(Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 5

Par Florence Trocmé


Dans la forêt des jours*

Un nouveau feuilleton de Poezibao, Dans la forêt des jours, de Jacques Robinet. Comme une suite à La Monnaie des Jours, le livre que les éditions de La Coopérative ont publié à l’automne 2019. Chaque parution est accompagnée d’une œuvre de Renaud Allirand.
*titre emprunté à un poème de La Nuit réconciliée de Jacques Robinet, livre de poésie paru aux éditions La Tête à l’envers en 2018

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Dans la forêt des jours, 5


7 juillet 2019 — Il y a vingt-huit ans… C’était un dimanche comme aujourd’hui. Tu agonisais loin de moi. Le temps n’existe plus. La mort l’a étouffé. Heure par heure se déroule ma course vers toi. Tu m’attendais sur un brancard. Le soleil éblouissant traversait une fenêtre, faisait briller tes cheveux blancs. J’ai écrit tout cela : la douleur indicible d’un tel arrachement. Je devrais me réjouir du peu de temps qu’il me reste pour te rejoindre, mais ma foi trébuche sur les mots usés. Les promesses incertaines ne calment pas les lourds chagrins d’enfant. Ton silence m’oppresse. Peu de temps avant ton départ, tu m’as demandé doucement : « Crois-tu vraiment qu’il y ait une vie après la mort ? » Je te savais très pieuse et ce doute m’a surpris. Les apparences sont trompeuses. J’ignorais que tu me fusses si proche, jusque dans cette solitude où tu errais comme moi. Où es-tu aujourd’hui ? Je regarde le ciel, cette douceur de la vie qui étreint les arbres quand monte le soleil. Un oiseau a chanté, bien que la saison des amours soit passée. L’été construit ses nids. Les couvées s’installent. Tu as connu cela : le silence de l’attente quand je mûrissais en toi. Peut-être vais-je renaître bientôt de ce silence, de cette longue veille, d’une très longue absence où tu demeures si présente. Peut-être… il ne me reste que cela : ce balbutiement, comme à l’origine, ces paroles enchantées dont tu me berçais. C’était en espagnol et parfois en français. De cette langue rauque, paternelle, sévère, j’aimais que tu fasses chanter les « r ». Ta voix roulait les pierres, libérait les ruisseaux. Je retiens en moi cette douceur qui me protégeait du froid dans Paris occupé où chacun se terrait. Te souviens-tu : j’étais devenu ta lampe d’Aladin dans la cave obscure. « Tesoro » disais-tu et la nuit glaciale s’illuminait. Rien ne change vraiment. J’attends ton retour. Entrerons-nous ensemble dans le Royaume enchanté ? Je le saurai bientôt, ou jamais.
10 juillet 2019 — Passé le temps des deuils, on se surprend à respirer à pleins poumons comme un noyé parvenu à remonter sur la rive. Décrire sans fard l’intensité du bonheur quand le présent à nouveau s’empresse autour de nous avec une sollicitude imprévisible. Surtout faire le vide en soi, essayer de ne plus penser à rien, repousser à la fois le passé et l’avenir, n’être plus qu’ouverture du regard, des lèvres, du cœur. S’offrir à la lumière quelle qu’elle soit : grise ou bleue, celle de l’instant qui s’offre. Penser qu’elle n’est pas assez belle, c’est ruiner sa douceur et remettre en marche la machine infernale qui n’a d’autre fonction que de briser notre élan. Mieux vaut fermer les yeux et s’avouer que pour une fois on ne souffre de rien, ni du corps, ni de l’âme, cette tourmenteuse toujours à l’affût. Le temps des regrets et des attentes est prié d’attendre derrière la porte. Je regarde cette pièce que j’aime, les livres, tableaux et objets que les années y ont déposés. J’éprouve la force du lien tissé avec cet environnement qui me permet de m’abandonner sans crainte, ni culpabilité, à ce que j’appelle la beauté, parce que c’est celle que j’ai choisie. Je me réjouis de ce que j’ai appelé ailleurs : la monnaie des jours. Mille reproches battent pourtant des ailes : comment oses-tu te réjouir alors que le malheur du monde frappe tes murs ! Je les écarte, je ne veux plus de cette honte qui nous obligeait à finir notre soupe au prétexte que les petits chinois s’en seraient délectés, eux qui mouraient de faim si loin de nous. Il faut en finir avec cette usure de la joie ou de la beauté corrodées par la haine de soi-même ! Effort toujours à reprendre pour accéder à la clairière, prise dans l’obscur de nos terreurs. Écrire ces évidences fait du bien. Nous aurons probablement, à rendre compte de nos fautes, mais plus encore d’avoir si souvent rejeté le don sans repentance de la vie.
14 juillet 2019 — Si je veux éprouver la torture ressentie par le riche qui mendie une goutte d’eau en enfer, il me suffit de lire un poème de Béatrice Douvre.[1] Ici chaque mot se fait braise, vol d’oiseau poursuivi par les flammes, « bouches d’écume » …  On frémit d’admiration et d’effroi devant cette possédée du verbe. Le ciel et l’enfer entrent en collision comme des comètes prises de vertige. Douleur et joie crépitent d’un même bois. Comment oser écrire après avoir été frôlé par cet incendie ? Si loin de nos sagesses ces chants d’anges en détresse ! Elle nous dénude sans pitié et nous laisse boiteux comme Jacob après son combat d’une nuit contre celui qui refuse de livrer son nom. Jamais la poésie n’a atteint une telle fulgurance à notre époque. Béatrice Douvre est peut-être seule à avoir rejoint Rimbaud dans son extrême solitude, sa transe sans retour, la fusion de ses mots avec la musique. Il faut se saisir de ses poèmes comme de brandons enflammés. À lire avec prudence si on prétend écrire encore !
J’ai construit des vertiges interminablement, des feuillages, j’entrevoyais des mystiques, des anges boisés, des vitraux assiégés de saintes.

9 octobre 2019 — Déjeuner avec Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon, mes imprudents éditeurs de La Coopérative. Ils m’apportent quelques exemplaires de La monnaie des jours qui doit sortir prochainement. Je tourne avec stupeur et étonnement les pages de ce livre écrit au fil des ans. Ainsi voici ma vie la plus intime livrée à des lecteurs inconnus. Tant d’impudeur m’eût semblé impossible autrefois. Désormais tout m’indiffère et ce livre lui-même déjà s’éloigne de moi. Nous varions d’heure en heure, en laissant se refermer derrière nous le léger sillage où flottent un instant quelques traces de notre passage. Seul devrait compter « le bel aujourd’hui » sans fin menacé par nos sautes d’humeur. Surprendre la lumière qui cherche à se glisser sous ma porte, ne pas me fermer à l’espérance, rendre grâce pour l’amour qui m’accompagne, partager la douloureuse gésine de ce monde. Tout le reste est dérisoire.
— Écrire encore pour faire reculer la mort. Ainsi entoure-t-on de prévenances les tyrans pour échapper à leur regard. Faire monter les rumeurs de la vie au pied de ses remparts, agiter crécelles et tambourins pour l’étourdir, tout en sachant bien que c’est nous seul que nous étourdissons. Ferme les yeux, imagine la multitude qui quitte ce monde et celle qui ouvre les yeux en cet instant, prends la mesure de ton insignifiance et garde ton âme en paix.

11 octobre 2019 — Je feuillette mon nouveau livre. Certaines pages me surprennent. Qui les a écrites ? Je ne retiens que cela : la voix inconnue qui brusquement se glisse entre les lignes pour me confier un message. Qu’il s’agisse d’un appel à la confiance ou à rendre grâce pour la beauté de ce monde, je crois y reconnaître le Souffle qui, né de l’abîme, « plane sur les eaux ». Cela seulement m’importe : la traversée de la nuit, la création de l’aube, la joie préservée «… et Dieu vit que cela était bon ». Si d’autres que moi pouvaient entendre cela en parcourant mon livre, je ne l’aurai pas écrit en vain.
Surprise de l’orpailleur qui trouve une bribe d’or au fond de son tamis.
— Comment ouvrir le Journal sans que le chaos aussitôt s’installe ? Pendant qu’un dément, devançant la procédure d’impeachment lancée contre lui, éructe sa rage à Washington pour se faire réélire, ses alliés kurdes, lâchés du jour ou lendemain pour plaire à son électorat populiste, sont pris sous le feu d’un autre paranoïaque et nationaliste aux abois. Ainsi Erdogan s’infiltre dans la brèche ouverte par Trump, pour ajouter à la confusion du brasier syrien dont la Russie attend de tirer les marrons. Deux pages plus loin, on nous annonce que l’environnement méditerranéen est plus menacé que le reste de la planète par le réchauffement climatique. Avec forces détails et comptes -rendus d’études très sérieuses, on nous promet à très court terme la fin du berceau de notre civilisation. Courez à Venise, elle sera bientôt engloutie !
Appels à grands cris de vigie dans le brouillard. La terre entrevue c’est l’Enfer, portes grandes ouvertes, qui se démasque. À quoi bon prendre la relève de ces clameurs qui montent de partout sans troubler ces rapaces incultes qui nous gouvernent. Des feux innombrables s’allument sans troubler la Bourse, le nez rivé à son écuelle dorée. Les hommes ne sont probablement ni meilleurs ni pires que dans le passé, mais voici le temps de payer les inconséquences d’une démographie effrénée, d’une technologie sans entraves, de l’argent roi, de dirigeants sans vision. Sentiment que plus rien ne pourra freiner cette course à l’abîme. Accablé, on referme le quotidien du jour en attendant celui du lendemain qui enfoncera le clou. Les annonces ricochent comme des boules de billard devenues folles. Elles allument des étincelles en s’entrechoquant. Les pompiers sont partout. Sur leur passage, les incendies se rallument. Chacun esquive au mieux la flamme la plus proche comme les kurdes qui soupirent de soulagement quand la bombe tombe à cent mètres de chez eux.
À quoi bon continuer ? J’ai honte de mes cris de souris et de cette indignation d’après-déjeuner. Imposture de cette agitation qui fait des remous dans le vide. Une voix honteuse me dit que demain je vais mourir, que je ne verrai pas sévir la tornade qui approche, qu’il faut profiter jusqu’à la dernière miette du banquet qui se prolonge, malgré les émeutes de la faim et de la terreur qui se profilent. Politique de l’autruche. Ne pas faire semblant d’être plus conscient ou vigilant que la masse inerte et fataliste dont je fais partie. Plus lucide peut-être, ce qui ne fait qu’aggraver mon malaise et ma mauvaise conscience. J’ai plus d’estime pour ceux qui, incapables de réagir, ne font pas semblant.
Oh ! pouvoir s’abstraire de la folie des hommes acharnés à se détruire, et la planète avec eux. On aimerait ne plus rien savoir, se confondre avec le cycle des saisons, vivre chaque jour avec la candeur d’une plante qui s’ouvre au soleil ou à la pluie, qui n’exige rien et se satisfait de ce que le destin lui octroie…  Je les regarde ces arbres souverains qui savent mourir sans faire de bruit, de même ces animaux qui nous entourent, agressifs seulement quand la faim les pousse, ou d’avoir été dressés à tuer par l’homme. Ils n’ont pas à rougir d’être ce qu’ils sont. Chacun à sa place joue sa fonction. Surprenante innocence ! Mais, inutile de se lamenter plus avant, j’appartiens à l’espèce pervertie. Notre terre soulagée se réjouira de notre disparition. Arrête de rabâcher !
12 octobre 2019 — Je sors, mes pas me mènent où ils veulent et ils ne veulent qu’une chose : retrouver les mêmes trottoirs, mille fois parcourus. De la rue Falguière, je descends vers la Seine, en faisant la même halte devant le 104 rue de Vaugirard ou j’ai été résident le temps d’une année scolaire, avant de rejoindre le séminaire de l’Institut Catholique, quelques centaines de mètres plus bas. Combien de fois aurai-je regardé la haute fenêtre d’où je me penchai un soir sans oser me jeter ! Hommage rendu à l’étudiant fou d’amour et de désespoir, je poursuis jusqu’à la Chapelle des Carmes où je rentre humer la vieille odeur de paille séchée et d’oraisons rancies. Le manteau d’Elie qui flotte dans la grande fresque sous la coupole me tombe, comme à chaque fois, sur les épaules. Je le dépose en sortant, à la fois soulagé et meurtri d’une promesse trahie. Ne restent que quelques pas pour parvenir au jardin du Luxembourg qui, de l’enfance à aujourd’hui, retient autour de ses fontaines toutes les époques de ma vie. Faire des jardins du Sénat mon domaine, peut sembler prétentieux. Il n’en est rien, je suis vraiment ici chez moi malgré la foule qui déambule dans les allées.
Par désœuvrement, je rentre dans le Musée où on expose les peintres anglais du dix-neuvième siècle. Ces grandes commandes passées à Reynolds, Gainsborough et quelques autres rivalisent d’ennui. On s’amuse de la fatuité de cette « élite » fortunée qui rehausse ses traits disgracieux de somptueux atours. Leur regard se perd dans le vide ou, plus grave, minaude sottement pour attirer l’attention. Tout cela fade et creux. On s’attarde pourtant au métier des artistes, à la légèreté de leur touche, à la splendeur des coloris. Deux petits tableaux me retiennent longuement : le portrait d’un jeune-homme, neveu de Thomas Gainsborough qui fut, nous explique-t-on, son seul véritable assistant et élève. L’artiste était-il amoureux de ce beau visage qu’il avait accroché dans sa chambre pour l’emporter dans sa mort ? Sous les boucles qui cernent un ovale parfait, le regard interrogateur semble attendre une réponse qui est déjà contenue dans la main qui le caresse de son pinceau. Plus loin, un autre petit tableau du même peintre avec un premier plan d’arbres ouvrant sur une construction lointaine, le tout comme enfermé dans la nacre d’un coquillage où ciel et terre se confondent dans une lumière argileuse qui devient gris perle en se perdant vers l’Ouest. Ces deux peintures gardent une douceur mélancolique et automnale. Dans le second, seules deux petites silhouettes, à peine esquissées semblent déambuler par effraction dans ce paysage enchanté. Bonheur du peintre, débarrassé pour un temps de ses riches mécènes, enivré de se perdre au fond d’un sous-bois.
De cette exposition je retiens d’abord la volonté de maîtrise d’un siècle peu enclin aux débordements. Chacun tient sa place, adultes ou enfants obéissent au même conformisme sans débraillé. Une volonté de calme et de non-dit règne sur les lieux et les visages. Non-dit car rien n’apparaît ici des tumultes et souffrances d’un monde en pleine industrialisation. Où sont les enfants des mines et les travailleurs aux quatorze heures de labeur quotidien, où David Copperfield, où les affamés ? Qui se soucie de tout cela dans ces tableaux sages et vaguement ennuyés d’avoir à tenir la pause pour éblouir la postérité.
C’est au fond le même monde que je retrouve en sortant dans la rue. Les enfants silencieux font le tour des allées sur des ânes résignés, semblables à ceux qui me promenaient dans ces allées, autrefois. Tournant le dos au grand bassin, devant les bordures fleuries, une ravissante jeune-femme vêtue d’une longue robe en mousseline blanche, semble poser pour ces peintres disparus, en faisant face à la caméra qui la harcèle. Le même apparent détachement, la même réserve triomphante, — mais celle-ci semble moins sotte et son visage rayonne de plaisir.
Pensé à tout cela en rebroussant chemin par des rues sans surprises où, comme nous l’a rappelé récemment, avec raison, notre cher président, nous ne prenons pas le risque de cohabiter avec les expatriés de la misère, auxquels nous offrons bien volontiers notre sollicitude virtuelle. Il nous suffit, pour les accueillir si généreusement, de les savoir parqués où les déshérités se rassemblent et s’irritent d’être submergés par encore plus pauvres qu’eux. Paris m’est depuis toujours une île qui déborde de peu celle de la Cité. Je ne quitte guère ses rivages fortunés. Cette exposition du dix-neuvième siècle m’offre, à peine décalée, l’image satisfaite du milieu qui est le mien. Traîne quelque part dans ma famille le tableau peu réussi d’un peintre de notre temps que mon père avait sollicité pour faire le portrait de son épouse. Marzelle, qui nous a laissé de très beaux paysages post-cézanniens, ne vaut certes pas Reynolds, mais obéit à la même requête qui aboutit à ces postures sans âme, immobilisées dans leur sourire figé.
Notre époque a voulu rompre avec ces artifices. Y est-elle parvenue ? Peintures convulsives, tapageuses et provocantes de toutes sortes ont cru faire tabula rasa de tant d’hypocrisie. D’avatars en avatars on a fini par lâcher aux marchands les clones d’une humanité en lambeaux pour mieux redorer l’invulnérable veau d’or qui triomphe à tous les coups. Seules les grimaces changent. Le réel résiste. La beauté ne peut être de façade. Elle palpite et se réfugie dans ce petit paysage tout doré de lumière indécise ou sur le visage adolescent qui lentement se dévoile au pinceau d’un peintre amoureux. Nous cherchons l’âme d’un artiste, non pas ses habiletés techniques soumises aux modes de son temps.
Peu de monde dans les salles de cette exposition bouffie de suffisance. On s’agglutinait en revanche autour des aquarelles de Turner et de quelques petits tableaux, pleins d’un rêve inachevé. Les grandes machines, celles concassées d’aujourd’hui ou trop léchées d’hier, n’appellent que le vide et le retrait. On ne devrait pas, comme je l’ai fait, être aussi attentif au représenté, au risque de négliger ces artistes prodigieux. Il faudrait oublier l’aspect de ces visages, ne retenir que le pli d’une robe, le dessin d’une main, la couleur de la terre, un ciel qui s’irise… J’ai réagi comme un sociologue importuné dans ses croyances.
[1] Béatrice Douvre – Poèmes – L’Arrière-Pays – p.32


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