Cinquième volume de « La vie poétique », Kiosque prolonge et confirme
l’engagement de Jean Rouaud à voir le monde et à l’interpréter dans un univers
littéraire dont il cherche encore, à ce moment, la forme. Le cycle tend vers
l’écriture, la publication, l’existence comme écrivain. L’auteur ne sait pas alors
qu’il recevra tout en bloc, dès son premier roman, Les champs d’honneur, et le Goncourt 1990 en prime.
Nous l’avions rencontré chez lui, quelques jours avant ce
prix qui allait tout changer. Il était encore kiosquier, il avait déjà conquis
un public de lecteurs et de lectrices plus large que la promesse faite par son
éditeur, Jérôme Lindon – trois cents exemplaires, avait-il annoncé –, plus
large aussi que dans son espoir secret : « Je pensais à trois mille. Et j’imaginais une jeune institutrice
de province dans son coin, le soir, lisant le livre. » Il écrivait
depuis longtemps et avait entrepris diverses expériences stylistiques avant de
trouver son chemin dans la mémoire et sur les champs de bataille.
Avec Kiosque, nous
n’en sommes pas encore là. Rue de Flandre, Jean Rouaud vend la presse et
observe la rue. Deux amis, un anarchiste et un peintre maudit, partagent ce
lieu avec lui. Des personnages contrastés et romanesques dont les portraits sur
le vif séduisent par l’impression de réel qui en ressort. De manière plus
ramassée, le kiosquier-écrivain garde les traces de certains clients : « Mon vieux Chagall / A connu les
pogroms / Dans sa jeunesse. » Sur le modèle formel de Bashô : « Après le chrysanthème / Hors le navet
long / Il n’y a plus rien. » Et avec l’audace de Bashô qui rend un
navet poétique. Tout est littérature pourvu que les mots d’un artiste s’en
emparent. La leçon sera retenue et le kiosque devient un théâtre aux facettes
multiples.
Les bruits du monde s’y heurtent à travers les journaux et
magazines de toutes provenances géographiques, linguistiques et culturelles –
certains pour un ou deux acheteurs fidèles seulement. A travers, surtout, ces
lecteurs qui apportent, rue de Flandre, leur perception de l’actualité dans
leur pays d’origine : « J’apprenais
beaucoup de leurs commentaires agacés ou désabusés quand ils démontaient devant
moi les analyses des prétendus spécialistes de l’actualité étrangère, me
prouvant par A+B que ce qu’ils racontaient ne tenait pas debout. »
C’est un Beyrouthin qui décrypte les âneries sur le Liban,
un Marocain frappé par la présence policière à Casablanca, la guerre en
Yougoslavie qui s’annonce rue de Flandre avant même d’avoir commencé. Le
kiosquier reçoit des nouvelles du monde entier, sans bouger de son édicule
moderne (et glacial l’hiver), grâce à ses envoyés spéciaux. Ils lui fournissent
le recul nécessaire devant les commentaires autorisés – et plus jamais Jean
Rouaud n’aura confiance dans la parole des experts convoqués par la radio ou la
télévision pour « expliquer », à leur manière, les crises…
Le kiosque a, sur celui qui
y travaille, un effet inverse à celui de la caverne platonicienne : au
lieu de limiter la perception de l’extérieur à quelques formes d’ombres, il
projette des pans entiers de vérités restées obscures à qui se satisfait des
versions médiatiques. Encore fallait-il, pour l’entendre et le comprendre, être
ouvert à la variété d’une humanité concentrée en ce lieu. L’écrivain possède
cette qualité, avec celle de nous la faire partager.