Courvilliers, est-ce La Courneuve, où se trouve la Cité des 4000, et Aubervilliers, ville à laquelle vous êtes très lié ? Courvilliers est une ville imaginaire composite qui me permet de rendre compte de la banlieue où je vis depuis toujours, une espace dévolu pendant plus d’un siècle à l’industrie lourde, la sidérurgie, la chimie, et qui aujourd’hui vit une mutation très difficile après l’effacement progressif de la classe ouvrière. J’ai créé cette ville il y a plus de trente ans dans Le Bourreau et son double, puis l’ai réutilisée récemment dans Une oasis dans la ville ainsi que dans de nombreuses nouvelles. Si le nom est une contraction de La Courneuve et Aubervilliers, la description de la faillite de ces espaces emprunte aussi à ma ville natale, la royale Saint-Denis et pour cette fois à Bagnolet dont une partie de l’administration communale a été prise en main par les trafiquants au début des années 2010. C’est même cette dégradation morale accélérée de cette commune qui m’a incité à écrire Artana ! Artana ! lorsque les responsables du garage municipal ont été arrêtés par la police après la découverte de 6 kilos de cocaïne et d’armes de guerre dans les locaux. D’autant que ces personnages avaient également pour fonction de protéger le maire communiste de cette cité. A priori, un vétérinaire installé en Normandie ne semble pas la personne la mieux indiquée pour comprendre un meurtre en Thaïlande. Pourquoi lui ? Je pars toujours de mes expériences propres pour décider des décors et des personnages. Je me déplace en France en louant des gîtes dans lesquels je m’installe pendant plusieurs semaines pour écrire un texte. Là, les hasards de la location par internet m’ont fait loger dans une chaumière normande appartenant à un couple de vétérinaires, et j’ai découvert ce métier. Dans le secteur, mes balades m’ont conduit dans les vestiges de l’utopie agricole mise en place par le constructeur automobile Renault, en bord de Seine, à un jet de caillou d’un autre espace historique, le Moulin d’Andé où fut tourné le film Jules et Jim et fréquenté par Georges Perec, Roland Barthes et des dizaines d’autres têtes pensantes. Quelle est la part la plus intime dans « Artana ! Artana ! » ? Le regard que porte mon personnage de vétérinaire sur la déliquescence de cette fraction de la banlieue est directement connecté au mien. Je me « raconte « également en fin de volume à travers le personnage d’un comédien arménien censuré par les édiles pour son franc-parler. En revenant à Courvilliers, Erik Ketezer n’y reconnaît rien. Et vous ? J’ai vu les choses se dégrader et s’installer progressivement, et la coupure temporelle de mon personnage permet de confronter deux images radicalement différentes d’un même espace. Aujourd’hui, le territoire que je décris va accueillir les Jeux Olympiques et de plus en plus il sera raconté par les médias sous cet angle principal. Le fait que ce même espace soit le plus imprégné par le commerce industriel de la drogue et par la corruption massive des rapports sociaux est relégué en fond de tableau. On aura bientôt les Jeux les plus « propres » dans l’enceinte des compétitions elles-mêmes posées sur un océan de came. Quelles sont les caractéristiques de cette dérive ? Actuellement, selon les études sociologiques, le commerce de cannabis sur le territoire de la Seine Saint Denis procure du « travail » à 50 000 personnes au minimum. Cette économie parallèle est nécessaire à l’équilibre des territoires. On évite de voir cette réalité en face, mais une interdiction dure de ce commerce priverait des quartiers entiers de ressources. Aujourd’hui on se tire dessus entre les cités des Malassis et de la Capsulerie à Bagnolet, mais c’est moindre mal. Une répression décidée conduirait inévitablement à des émeutes qui feraient passer celles de 2005 pour un aimable carnaval. La légalisation me paraît être la seule alternative devant l’échec tragique des politiques menées depuis trente ans. La corruption est-elle le principal fléau dont peut souffrir une démocratie ? Dans les territoires que je décris, la démocratie est un souvenir. Dans une ville comme Aubervilliers, qui compte 85 000 habitants, il devrait y avoir 55 000 inscrits sur les listes électorales. Il y en a 25 000 et sur ce chiffre, aux élections municipales, il y a 60 % d’abstention. On peut décrocher le poste de maire avec 5 000 voix soit 7 % de représentativité. Et le maire mal élu d’Aubervilliers a démissionné au bout de deux ans, remplacé par une ambitieuse dont personne ne veut ! Pareil à Saint Denis (110 000 habitants) ou à L’Île Saint-Denis. Dans un tel contexte, c’est le clientélisme, le communautarisme et les « incitations » qui font la différence. La politique et l’usage qui en est fait, les idées peu reluisantes traduites par les titres des livres dans le bureau d’un candidat de gauche, la violence jusqu’au meurtre, etc. Vous avez toujours des raisons d’être en colère ?
Les rafales d’armes automatiques visant des élus ne sont pas de l’ordre de la fiction. À Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis, un premier adjoint a été « jambisé » à coup de Kalachnikov et a accusé le maire qui a porté plainte pour diffamation ! L’un des moteurs du ralliement communautaire est, dans ces territoires, la référence systématique à la Palestine et l’utilisation malsaine des conflits du Moyen-Orient. A Aubervilliers, par exemple, on retrouve l’un des maires-adjoints, ancien responsable du Parti de Gauche mélenchonien et aujourd’hui proche du micro-parti de Clémentine Autain, en discussion sur internet, pendant quatre heures d’affilée, avec des proches d’Alain Soral et Dieudonné. Les séquences sur Youtube s’intitulent « La Gauche dialogue avec la Résistance ». On en est là, et il y a de quoi être en rogne.