Erik Ketezer, vétérinaire installé en Normandie, est
originaire de Courvilliers, dans la banlieue parisienne. Le meurtre de son
beau-frère en Thaïlande, où il se rend pour procéder aux formalités de
rapatriement du corps, le ramène vers les lieux de sa jeunesse. Ils ont bien
changé. Artana ! Artana !,
le titre du roman de Didier Daeninckx réédité au format de poche, est le cri d’alerte des dealers
pour signaler l’approche d’un danger. Mais les plus grands dangers se trouvent
peut-être au cœur des mécanismes socio-politiques que l’auteur démonte en
romancier. [Cet entretien a été réalisé en 2018.]
Courvilliers, est-ce
La Courneuve, où se trouve la Cité des 4000, et Aubervilliers, ville à laquelle
vous êtes très lié ?
Courvilliers est une
ville imaginaire composite qui me permet de rendre compte de la banlieue où je
vis depuis toujours, une espace dévolu pendant plus d’un siècle à l’industrie
lourde, la sidérurgie, la chimie, et qui aujourd’hui vit une mutation très
difficile après l’effacement progressif de la classe ouvrière. J’ai créé cette
ville il y a plus de trente ans dans Le Bourreau et son double, puis l’ai réutilisée récemment dans Une
oasis dans la ville ainsi que dans de
nombreuses nouvelles. Si le nom est une contraction de La Courneuve et
Aubervilliers, la description de la faillite de ces espaces emprunte aussi à ma
ville natale, la royale Saint-Denis et pour cette fois à Bagnolet dont une
partie de l’administration communale a été prise en main par les trafiquants au
début des années 2010. C’est même cette dégradation morale accélérée de cette
commune qui m’a incité à écrire Artana ! Artana ! lorsque les responsables du garage
municipal ont été arrêtés par la police après la découverte de 6 kilos de
cocaïne et d’armes de guerre dans les locaux. D’autant que ces personnages
avaient également pour fonction de protéger le maire communiste de cette cité.
A priori, un
vétérinaire installé en Normandie ne semble pas la personne la mieux indiquée
pour comprendre un meurtre en Thaïlande. Pourquoi lui ?
Je pars toujours de
mes expériences propres pour décider des décors et des personnages. Je me
déplace en France en louant des gîtes dans lesquels je m’installe pendant
plusieurs semaines pour écrire un texte. Là, les hasards de la location par
internet m’ont fait loger dans une chaumière normande appartenant à un couple
de vétérinaires, et j’ai découvert ce métier. Dans le secteur, mes balades
m’ont conduit dans les vestiges de l’utopie agricole mise en place par le
constructeur automobile Renault, en bord de Seine, à un jet de caillou d’un
autre espace historique, le Moulin d’Andé
où fut tourné le film Jules et Jim et fréquenté par Georges Perec, Roland Barthes et des dizaines
d’autres têtes pensantes.
Quelle est la part la
plus intime dans « Artana ! Artana ! » ?
Le regard que porte
mon personnage de vétérinaire sur la déliquescence de cette fraction de la
banlieue est directement connecté au mien. Je me « raconte «
également en fin de volume à travers le personnage d’un comédien arménien
censuré par les édiles pour son franc-parler.
En revenant à
Courvilliers, Erik Ketezer n’y reconnaît rien. Et vous ?
J’ai vu les choses se
dégrader et s’installer progressivement, et la coupure temporelle de mon personnage
permet de confronter deux images radicalement différentes d’un même espace.
Aujourd’hui, le territoire que je décris va accueillir les Jeux Olympiques et
de plus en plus il sera raconté par les médias sous cet angle principal. Le
fait que ce même espace soit le plus imprégné par le commerce industriel de la
drogue et par la corruption massive des rapports sociaux est relégué en fond de
tableau. On aura bientôt les Jeux les plus « propres » dans
l’enceinte des compétitions elles-mêmes posées sur un océan de came.
Quelles sont les
caractéristiques de cette dérive ?
Actuellement, selon
les études sociologiques, le commerce de cannabis sur le territoire de la Seine
Saint Denis procure du « travail » à 50 000 personnes au
minimum. Cette économie parallèle est nécessaire à l’équilibre des territoires.
On évite de voir cette réalité en face, mais une interdiction dure de ce
commerce priverait des quartiers entiers de ressources. Aujourd’hui on se tire
dessus entre les cités des Malassis et de la Capsulerie à Bagnolet, mais c’est
moindre mal. Une répression décidée conduirait inévitablement à des émeutes qui
feraient passer celles de 2005 pour un aimable carnaval. La légalisation me
paraît être la seule alternative devant l’échec tragique des politiques menées
depuis trente ans.
La corruption
est-elle le principal fléau dont peut souffrir une démocratie ?
Dans les territoires
que je décris, la démocratie est un souvenir. Dans une ville comme
Aubervilliers, qui compte 85 000 habitants, il devrait y avoir 55 000
inscrits sur les listes électorales. Il y en a 25 000 et sur ce chiffre,
aux élections municipales, il y a 60 % d’abstention. On peut décrocher le
poste de maire avec 5 000 voix soit 7 % de représentativité. Et le
maire mal élu d’Aubervilliers a démissionné au bout de deux ans, remplacé par
une ambitieuse dont personne ne veut ! Pareil à Saint Denis (110 000
habitants) ou à L’Île Saint-Denis. Dans un tel contexte, c’est le clientélisme,
le communautarisme et les « incitations » qui font la différence.
La politique et
l’usage qui en est fait, les idées peu reluisantes traduites par les titres des
livres dans le bureau d’un candidat de gauche, la violence jusqu’au meurtre,
etc. Vous avez toujours des raisons d’être en colère ?
Les rafales d’armes automatiques
visant des élus ne sont pas de l’ordre de la fiction. À Noisy-le-Sec, en
Seine-Saint-Denis, un premier adjoint a été « jambisé » à coup de
Kalachnikov et a accusé le maire qui a porté plainte pour diffamation !
L’un des moteurs du ralliement communautaire est, dans ces territoires, la
référence systématique à la Palestine et l’utilisation malsaine des conflits du
Moyen-Orient. A Aubervilliers, par exemple, on retrouve l’un des
maires-adjoints, ancien responsable du Parti de Gauche mélenchonien et aujourd’hui
proche du micro-parti de Clémentine Autain, en discussion sur internet, pendant
quatre heures d’affilée, avec des proches d’Alain Soral et Dieudonné. Les
séquences sur Youtube s’intitulent « La Gauche dialogue avec la
Résistance ». On en est là, et il y a de quoi être en rogne.