Van Gogh a fait de nombreuses séries et ses toiles ont en général des formats standards. Ce n’est donc pas parce qu’elles ont le même sujet, la même taille et la même date qu’on peut les considérer comme des pendants [1].
Je me limite ici aux quelques cas où Van Gogh a, dans ses lettres, déclaré explicitement qu’il s’agissait de pendants, ou les a décrits ensemble. Il se trouve qu’ils datent tous de la période mouvementée de son séjour en Provence : ce qui va nous donner l’occasion d’un parcours différent dans cette histoire tellement racontée.
Autoportrait au chapeau en feutre gris (F 296) Autoportrait (ou portrait supposé de Théo) au chapeau de paille (F 294)
Van Gogh, été 1887, Van Gogh Museum (19.0 cm x 14.1 cm)
En 2011, l Van Gogh Museum a émis l’hypothèse retentissante que ces deux petites huiles ne seraient pas deux autoportraits de Vincent, mais un double portrait de lui avec son frère. Cette hypothèse a pour principal argument la criante absence de tout portrait de ce frère bien-aimé, ainsi que de menues différences morphologiques.
Invérifiable, l’hypothèse se heurte à trois arguments convaincants :
- la veuve de Théo, qui possédait les deux huiles, les a toujours considérées comme deux autoportraits de Vincent, et son fils Vincent Willem a toujours repoussé avec véhémence l’hypothèse chaque fois que quelqu’un l’a avancée [2] ;
- il est étrange que le peintre ait revêtu le chapeau de bourgeois et le marchand de tableaux celui du peintre en extérieur (le Van Gogh Museum invoque une ironie) ;
- l’orientation identique des deux portraits (trois quart gauche) supprime toute idée d’interaction entre les deux frères, et va à l’encontre de la longue tradition des pendants de couple (voir par exemple le double portrait des frères Giamberti da Sangallo, Les pendants de Piero di Cosimo).
Il aurait fallu une intention bien étrange pour que Van Gogh représente son frère comme un alter-ego superposable, tout en inter-changeant les habits.
Verger bordé par des cyprès, Yale University Art Gallery (F 513) Verger avec des pêchers en fleur, collection privée (F 551)
Van Gogh, Mai 1888
Trois lettres montrent que Van Gogh considérait ces toiles comme des pendants.
« Une grande étude sans chassis et une autre sur chassis où il y a beaucoup de pointillé sont inachevées, ce que je regrette car la composition donnait l’ensemble des grands vergers entourés de cyprès d’ici. L’etude de verger dont tu parles – où il y a beaucoup de pointillé – est la moitié du motif principal de la decoration. L’autre moitié est l’etude de même format sans chassis. »
Lettre 608, A Théo van Gogh. Arles, 10 Mai 1888
« Et à eux deux elles donneraient une idée de l’agencement des vergers d’ici. Seulement moi je considerais une etude trop molle, l’autre trop brutale, toutes les deux manquées. Le temps changeant y était certes aussi pour quelque chôse et puis j’étais comme le russe qui voulait gober trop de terrain dans une journee de marche. »
Lettre 615, A Théo van Gogh. Arles, 28 Mai 1888
« Je suis presque reconcilié avec le verger qui n’était pas sur chassis et son pendant au pointillé. »
Lettre 631, A Théo van Gogh. Arles, 25 Juin 1888.
Une phrase de la seconde lettre suggère une intention panoramique : « car la composition donnait l’ensemble des grands vergers entourés de cyprès d’ici. » Et effectivement la palissade et la planche sur la rigole prouvent bien l’intention de peindre le même lieu avec des cadrages différents.
Mais l’intention principale reste purement graphique et expérimentale : à une composition centrée sur la rigole et à une touche rapide mais classique, s’opposent une composition décentrée. et une touche pointilliste, qui épouse la floraison blanche et envahit tout le paysage.
A l’automne de la même année, Van Gogh va peindre deux pendants très connus, non plus sur les arbres fleuris , mais sur les feuilles qui tombent. Entre les 28 et 31 octobre (juste avant qu’une période de fortes pluie les confinent à l’atelier), Van Gogh et Gauguin se rendent au cimetière antique d’Arles peindre « l’allée des amoureux » (les Arlésiennes étaient célèbres pour leur beauté).
Les toiles qui en résultent (quatre pour Vincent, deux pour Paul) sont les premières qu’ils peignent ensemble. D. Druick and P. Zegersont pu reconstituer avec précision le déplacement des deux peintre durant ces journées [3].: nous allons les suivre pas à pas.
(vers Saint Honorat) (F568) Basil and Elise Goulandris Foundation, Athens, Greece (vers la sortie) (F569) Collection privée
Allée des Alyscamps
Van Gogh, 1888
Pour peindre la première toile, Van Gogh s’est placé à l’entrée de l’allée : le regard s’enfonce jusqu’à l’église Saint Honorat, croisant au passage une femme et un militaire qui ont terminé la visite et se dirigent vers la sortie en se rapprochant l’un de l’autre.
L’autre vue en prend l’exact contre-pied ; elle est prise dans l’autre sens, en direction de la sortie, et le regard croise deux passants qui se dirigent séparément vers l’église.
Remarquer à gauche de l’une et à droite de l’autre le talus qui sépare l’allée du canal de Craponne des usines situées derrière.
Les Alyscamps, Musée d’Orsay Allée des Alyscamps, Museum of Art, Tokyo
Gauguin, 1888
C’est sur ce talus que Gauguin s’était placé pour peindre son premier tableau (tandis que Van Gogh était à l’autre bout de l’allée). Quand celui-ci vint le rejoindre pour son deuxième tableau, il se plaça dos à dos avec lui pour peindre son second tableau, le porche d’entrée de Saint Honorat. On peut constater que contrairement aux vues opposées de Van Gogh, les deux toiles de Gauguin n’ont rien pour faire des pendants : vues dans le même sens, format vertical et horizontal.
Plus tard, Gauguin remonta sur le talus pour continuer son premier tableau, et Van Gogh vint le rejoindre pour peindre deux vues plongeantes, qui suivent la même logique que pour le premier pendant : l’une en direction de l’église, l’autre en direction de la sortie.
Ce schéma récapitule les positions des peintres pour les six toiles.
Feuilles mortes aux Alyscamps (vers Saint Honorat), Rijksmuseum Kröller-Müller, Otterlo (F486) Feuilles mortes aux Alyscamps (vers la sortie) Collection Niarchos, en prêt au Kunsthaus, Zürich (F487)
Van Gogh, 1888
« Moi j’ai fait deux études d’une chûte des feuilles dans une allée de peupliers et une troisieme étude de l’ensemble de cette allee, entièrement jaune. Je déclare ne pas comprendre pourquoi je ne fais pas d’études de figure alors que théoriquement il m’est parfois si difficile de concevoir la peinture de l’avenir comme autre chose qu’une nouvelle serie de puissants portraitistes simples et comprehensibles à tout le grand public…. Je laisse une page pour Gauguin qui probablement va t’ecrire aussi et te serre bien la main en pensee.
« Vincent a fait deux études de feuilles tombantes dans une allée qui sont dans ma chambre et que vous aimeriez bien. sur toile à sac très grosse mais très bonne »
Lettre 716, Vincent van Gogh et Paul Gauguin à Emile Bernard. Arles, 1 ou 2 Novembre 1888.
« Moi j’ai fait deux toiles d’une chûte des feuilles que Gauguin aimait je crois… Je crois que tu aimerais la chute des feuilles que j’ai faite. C’est des troncs de peupliers lilas coupés par le cadre là où commencent les feuilles. Ces troncs d’arbres comme des piliers bordent une allée où sont à droite & à gauche alignés de vieux tombeaux romains d’un lilas bleu.– Or le sol est couvert comme d’un tapis par une couche epaisse de feuilles orangées et jaunes – tombées. Comme des flocons de neige il en tombe toujours encore.Et dans l’allée des figurines d’amoureux noirs. Le haut du tableau est une prairie très verte et pas de ciel ou presque pas.
La deuxieme toile est la même allée mais avec un vieux bonhomme et une femme grosse et ronde comme une boule »
Lettre 717, à Théo Van Gogh, Arles, 6 novembre 1888
Van Gogh révèle entre les lignes l’arrière plan symbolique de ces deux études : le cadrage étroit permet la métaphore entre les troncs et des colonnes. Ainsi, cette allée antique où l’on défile entre les tombes est elle-même un long tombeau, dans lequel une mort jaune tombe comme une neige.
La lettre n’emploie pas explicitement le mot « pendant », mais souligne une opposition entre les personnages : d’un côté un couple d’amoureux, de l’autre un vieillard et une femme ayant perdu ses charmes.
La logique du pendant (SCOOP !)
La symétrie entre les deux compositions (le talus, huit troncs, deux sarcophages, un couple de passants) souligne leur caractère construit et symbolique : le couple d’amoureux se dirigeant vers l’église (le mariage) s’oppose au couple de vieillards se dirigeant vers la sortie (le cimetière) : les amoureux passent entre deux bancs (où l’on s’allonge pour se conter fleurette), les vieux entre deux sarcophages (où l’on se couche définitivement).
Cette belle femme qui les suit, dans une robe dont la couleur rouge semble émaner du tapis de feuilles mortes, pourrait bien une image discrète, élégante et citadine de la Mort.
L’intense charge symbolique portée par ces personnages schématiques est sans doute une des réponses à la question que Vincent lui-même se pose : « comprendre pourquoi je ne fais pas d’études de figure ».
La chaise de Vincent avec sa pipe, National Gallery (F 498) Le fauteuil de Paul Gauguin, Museum Amsterdam (F 499)
Van Gogh, novembre 1888 à janvier 1889
Vincent a entrepris ce pendant durant sa cohabitation avec Gauguin (arrivé à Arles le 23 octobre) :
« En attendant je peux toujours te dire que les deux dernieres etudes sont assez drôle. Toiles de 30, une chaise en bois et en paille toute jaune sur des carreaux rouges contre un mur (le jour). Ensuite le fauteuil de Gauguin rouge et vert, effet de nuit, mur et plancher rouge et vert aussi, sur le siege deux romans et une chandelle. »
Lettre 721, A Théo van Gogh. Arles, 19 November 1888
La lettre indique clairement le sens d’accrochage : les deux sièges ne se tournent pas le dos, comme certains l’ont spéculé, compte-tenu des relations conflictuelles entre les deux artistes.
La logique première du pendant, du moins celle que Vincent affiche, est purement plastique : effet de jour pour Vincent, effet de nuit pour Paul.
On ne peut manquer d’en voir d’autres, qui ont chacune leur part de vérité (sauf la dernière) :
- déférence de l’hôte (chaise de paille et carrelage) envers l’invité (fauteuil et tapis) ;
- critique implicite de l’artiste proche des petites gens (la caisse d’oignons avec la signature) envers un bourgeois, même bohême ;
- caractère hollandais (tabac et pipe) contre caractère français (romans et chandelle) ;
- inspiration par la nature (bulbes au soleil) ou par la culture (livres sous le bec de gaz) ;
- désir homosexuel latent de Van Gogh pour un Gauguin bisexuel (bougie phallique et fauteuil utérin) [4]
Le thème des chaises vides comme symbolisant la Mort est présent depuis longtemps dans les écrits de Van Gogh [5], mais l’idée initiale du pendant est sans doute l’inverse : exorciser cette inquiétude par une présence symbolique massive. C’est ainsi que le bec de gaz au mur, avec sa commande mise en évidence, peut être vu comme l’antidote à la consumation inexorable de la bougie.
Lorsque Vincent reparle du pendant, c’est depuis l’autre côté du drame : Gauguin a quitté Arles à Noël, Vincent vient de sortir de l’hôpital après l’épisode de l’oreille coupée, et est en train d’achever sa propre chaise, qu’il appelle maintenant « le pendant » :
« Je voudrais bien que de Haan voie une étude de moi d’une chandelle allumée et deux romans (l’un jaune, l’autre rose) posees sur un fauteuil vide (justement le fauteuil de Gauguin), toile de 30 en rouge et vert. Je viens de travailler encore aujourd’hui au pendant, ma chaise vide à moi, une chaise de bois blanc avec une pipe et un cornet de tabac. Dans ces deux etudes comme dans d’autres j’ai moi cherché un effet de lumière avec de la couleur claire – de Haan comprendrait probablement ce que je cherche si tu lui lis ce que je t’écris à ce sujet. »
Lettre 736 A Théo van Gogh. Arles, 17 Janvier 1889.
L’adverbe « justement » souligne que que le fauteuil a inversé sa signification : il ne célèbre plus la présence symbolique de Gauguin, mais traduit son manque physique. Et on peut se demander si l’expression « ma chaise vide à moi » ne signifie pas une autre forme d’absence, celle de Vincent à lui-même.
Moins d’un mois plus tard, Vincent est à l’asile à Saint-Rémy-de-Provence et, pour le critique Albert Aurier, il reconstruit l’histoire a posteriori :
« Quelques jours avant de nous séparer, alors que la maladie m’a forcée d’entrer dans une maison de Santé, j’ai essayé de peindre “sa place vide”. C’est une étude de son fauteuil en bois brun rouge sombre, le siège en paille verdâtre et à la place de l’absent un flambeau allumé et des romans modernes. Veuillez à l’occasion, en souvenir de lui, un peu revoir cette étude laquelle est toute entière dans des tons rompus verts et rouges. »
Lettre 853, A Albert Aurier, Saint-Rémy-de-Provence, 9 ou 10 février 1890.
Le faucheur, Kroller-Muller Museum, Otterlo, Netherlands (F 617)
Van Gogh, 1889 (73 x 92 cm)
« J’ai un champ de blé tres jaune et très clair, peut etre la toile la plus claire que j’aie faite. Les cyprès me preoccupent toujours, je voudrais en faire une chose comme les toiles des tournesols parce que cela m’étonne qu’on ne les aie pas encore fait comme je les vois. C’est beau comme lignes et comme proportions, comme une obelisque egyptienne. Et le vert est d’une qualité si distinguée. C’est la tache noire (sombre) dans un paysage ensoleillé mais elle est une des notes noires les plus interessantes, les plus difficiles à taper juste que je puisse imaginer. Or il faut les voir ici contre le bleu, dans le bleu pour mieux dire. Pour faire la nature ici comme partout il faut bien y être longtemps. »
Lettre 783, A Théo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 25 Juin 1889
Dans une autre lettre, il précise que la toile « représente l’extrême chaleur« (Lettre 784, A Theo van Gogh,. Saint-Rémy-de-Provence, 2 juillet 1889.
« Le travail va assez bien – je lutte avec une toile commencée quelques jours avant mon indisposition. Un faucheur, l’étude est toute jaune, terriblement empâtée mais le motif était beau et simple. J’y vis alors dans ce faucheur – vague figure qui lutte comme un diable en pleine chaleur pour venir à bout de sa besogne – j’y vis alors l’image de la mort, dans ce sens que l’humanité serait le blé qu’on fauche. C’est donc si tu veux l’opposition (l’opposé) de ce semeur que j’avais essayé auparavant. Mais dans cette mort rien de triste, cela se passe en pleine lumière avec un soleil qui inonde tout d’une lumière d’or fin. Bon m’y revoila, je ne lâche pourtant pas prise et sur une nouvelle toile je cherche de nouveau. Ah, je croirais presque que j’ai une nouvelle periode de clair devant moi. »
Lettre 800, A Theo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 5 et 6 Septembre 1889.
Vincent associe clairement la clarté de la toile aux périodes de rémission dans sa maladie.
« à Présent pour ce faucheur – d’abord je croyais que la repetition (copie) en grand format que je t’envoie était pas mal – mais ensuite lorsque les jours de mistral et de pluie sont venues j’ai préféré la toile faite sur nature qui me paraissait un peu drôle. Mais non, quand il fait un temps froid et triste c’est precisement celle là qui me fait ressouvenir de cette fournaise d’été sur les blés chauffés à blanc et donc l’exagération n’y est pas tant que ça. »
Lettre 806, A Theo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 28 Septembre 1889.
La « répetition » est la copie du Faucheur, faite en atelier, qui se trouve au Van Gogh Museum (F 618)
« As tu vu une étude de moi avec un petit faucheur. Un champ de blé jaune et un soleil jaune.– Ca n’y est pas – et pourtant là-dedans j’ai encore attaqué cette diable de question du jaune.–Je parle de celle qui est empatée et fait sur place, non de la repetition à hachures où l’effet est plus faible. Je voulais faire cela en plein souffre.«
Lettre 822, A Emile Bernard. Saint-Rémy-de-Provence, 26 Novembre 1889.
Début Octobre, Vincent revient au même champ du Faucheur pour entreprendre une autre toile.
Paysage à Saint-Remy (Champ labouré avec un homme portant une gerbe de paille), Indianapolis Museum of Art
Van Gogh, 1889 (73 x 92 cm)
Il en parle tout de suite à Emile Bernard :
« Ainsi il y a aussi une toile de 30 avec des terrains labourés lilas rompu et fond de montagnes qui montent tout en haut de la toile, donc rien que des terrains rudes et rochers avec un chardon et herbes sèches dans un coin et un petit homme violet et jaune. Cela te prouvera j’espère que je ne suis pas ramolli encore ».
Lettre 809, A Emile Bernard, Saint-Rémy, 8 Octobre 1889.
Et le même jour, à son frère qui a déjà le Faucheur à Paris;, il indique sa motivation profonde :
« Je viens de rentrer une toile à laquelle je travaille depuis quelque temps representant encore le même champ du faucheur. À present c’est des mottes de terre et le fonds les terrains arides puis les rochers des Alpines. Un bout de ciel bleu vert avec petit nuage blanc & violet. Sur l’avant plan: Un chardon et des herbes sèches. Un paysan trainant une botte de paille au milieu. C’est encore une etude rude et au lieu d’être jaune presqu’entierement cela fait une toile violette presque tout à fait. Des violets rompus et neutres.Mais je t’ecris cela parce que je crois que cela complètera le faucheur et fera mieux voir ce que c’est. Car le faucheur parait fait au hasard et ceci avec le mettra d’aplomb. Aussitôt seche je te l’envoie avec la repetition de la chambre à coucher. Je te prie beaucoup de les montrer, si l’un ou l’autre verra les etudes, ensemble à cause de l’opposition des complémentaires. »
Lettre 810, A Théo Van Gogh , Saint-Rémy, 8 octobre 1889
« Champ labouré avec fond de montagnes – c’est le même champ du faucheur de cet été et peut y faire pendant; je crois que l’un fera valoir l’autre. »
Lettre 834, A Théo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 3 Janvier 1890
Au final, Vincent n’a pas utilisé l’opposition facile entre les symboles du faucheur et du semeur qu’il évoque dans sa lettre à Théo du 5 et 6 Septembre 1889. Le paysan qui ramène dans le champ labouré une brassée prise parcimonieusement dans la meule ressemble au peintre lui-même, retrouvant une touche de jaune rescapée des impressions de l’été, lorsqu’il taillait en pleine pâte dans la masse soufrée des blés.
J’ai gardé pour la fin l’histoire de deux très célèbres tableaux, qui commence un peu avant la période arlésienne et s’entend presque jusqu’à la mort de Van Gogh. Elle permet de suivre quasiment au jour le jour l’évolution d’une idée : variante, puis série, puis triptyque, puis finalement pendant.
MET (F 375) (43 x 61 cm) Kunst Museum, Bern, (F 376) (50 x 60 cm)
Tournesols montés en graine, Van Gogh, 1887
De taille différente, ces deux tableaux sont des variantes plutôt que des pendants. Ils montrent que Van Gogh s’intéressait déjà au thème des tournesols avant son séjour en Provence, et que Gauguin les appréciait déjà : puisqu’il échangea la paire contre un de ses tableaux (Lettre 576, Paul Gauguin à Vincent van Gogh, Paris, December 1887).
Mais c’est à Arles, l’été 1888, que Vincent va réellement développer le sujet.
Vase avec douze tournesols, Neue Pinakothek, Münich (F 456) 91 x 71 Vase avec quinze tournesols, National Gallery (F 454), 93 x73 [6]
Van Gogh, 1888
Ces deux tableaux sont respectivement le troisième et le quatrième de la série peinte par Van Gogh, dont on peut suivre au jour le jour la création grâce à ses lettres [7] :
« Je suis en train de peindre avec l’entrain d’un Marseillais mangeant la bouillabaisse ce qui ne t’étonnera pas lorsqu’il s’agit de peindre des grands Tournesols.
J’ai 3 toiles en train, 1) 3 grosses fleurs dans un vase vert, fond clair (toile de 15), 2) 3 fleurs, une fleur en semence et effeuillee & un bouton sur fond bleu de roi (toile de 25),3 3) douze fleurs & boutons dans un vase jaune (toile de 30). Le dernier est donc clair sur clair et sera le meilleur j’espère. Je ne m’arrêterai probablement pas là. Dans l’espoir de vivre dans un atelier à nous avec Gauguin je voudrais faire une decoration pour l’atelier. Rien que des grands Tournesols.
A côté de ton magasin, dans le restaurant, tu sais bien qu’il y a une si belle décoration de fleurs là, je me rappelle toujours le grand tournesol dans la vitrine. Enfin si j’exécute ce plan il y aura une douzaine de paneaux. Le tout sera une symfonie en bleu et jaune donc. J’y travaille tous ces matins à partir du lever du soleil. Car les fleurs se fanent vite et il s’agit de faire l’ensemble d’un trait. »Lettre 666, A Théo van Gogh. Arles, 21 ou 22 Août 1888.
« Maintenant j’en suis au quatrième tableau de tournesols. Ce quatrieme est un bouquet de 14 fleurs et est sur fond jaune comme une nature morte . »
Lettre 668, A Théo van Gogh. Arles, 23 ou 24 Août 1888.
Van Gogh a ajouté par la suite la fleur qui pend à gauche, ce qui explique pourquoi il parle ici de ‘14 fleurs’.
On voit que ces deux tableaux sont deux parmi la série de douze qu’il projetait de réaliser, et qui se limitera en fait à quatre (les trois autres sont des copies exécutées en janvier 1889) : rien dans les lettres n’indique une conception en pendant.
Vase avec trois tournesols Collection privée (F 453) 73 x 58 Vase avec cinq tournesols, disparu en 1945 (F 459) (98 x 69 cm)
Van Gogh, 1888
Cependant les deux premiers de la série sont très différents, à la fois par la taille et par la composition. Ils ne sont pas signés.
En revanche Van Gogh considérait le N°3 comme le meilleur, parce que « clair sur clair ». En choisissant un format pratiquement identique pour le quatrième, et en précisant « sur fond jaune », il a probablement conçu le N°4 comme une variante encore plus élaborée, avec deux fleurs de plus et une tonalité unifiée : à la fois clair sur clair et jaune sur jaune. La subdivision du vase en deux zones dont les tons reprennent, en les inversant, ceux du plancher et du mur, traduit bien le problème qu’il se posait dans ces deux toiles : comment pousser à la limite l’unification des couleurs tout en conservant la lisibilité des formes.
Il en était si satisfait qu’il les choisit pour décorer la chambre qu’il était en train d’aménager pour Gauguin :
« Ensuite j’ai garni un des lits et j’ai pris deux paillassons. Si Gauguin ou un autre viendrait, voilà, son lit sera fait dans une minute. Dès le commencement j’ai voulu arranger la maison non pas pour moi seul mais de façon à pouvoir loger quelqu’un…. Mais tu verras ces grands tableaux des bouquets de 12, de 14 tournesols fourrés dans ce tout petit boudoir avec un lit joli avec tout le reste élégant. Ce ne sera pas banal. »
Lettre 677, A Theo van Gogh. Arles, 9 Septembre 1888
La suite est bien connue : le séjour de Gauguin à Arles, du 23 octobre au 23 décembre, l’oreille tranchée, la visite éclair de Théo à Noël. Voici ce que Vincent répond assez sèchement le 21 janvier à Gauguin, qui voudrait récupérer les Tournesols sur fond jaune :
« Vous me parlez dans votre lettre d’une toile de moi, les tournesols à fond jaune – pour dire qu’il vous ferait quelque plaisir de la recevoir.– Je ne crois pas que vous ayez grand tort dans votre choix – si Jeannin a la pivoine, Quost la rose trémière, moi en effet j’ai avant d’autres pris le tournesol.–
Je crois que je commencerai par retourner ce qui est à vous en vous faisant observer que c’est mon intention, après ce qui s’est passé, de contester categoriquement votre droit sur la toile en question. Mais comme j’approuve votre intelligence dans le choix de cette toile je ferai un effort pour en peindre deux exactement pareils. Dans lequel cas il pourrait en définitive se faire et s’arranger ainsi à l’amiable que vous eussiez la vôtre quand-même. Aujourd’hui j’ai recommencé la toile que j’avais peinte de mme Roulin, celle que pour cause de mon accident était restée à l’etat vague pour les mains. Comme arrangement de couleurs: les rouges allant jusqu’aux purs orangés, s’exaltant encore dans les chairs jusqu’aux chromes, passant dans les roses et se mariant aux verts olives et véronèse. Comme arrangement de couleurs impressioniste je n’ai jamais inventé mieux.
Et je crois que si on plaçait cette toile telle quelle dans un bateau de pêcheurs même d’Islande, il y en aurait qui sentiraient là-dedans la berceuse. Ah! mon cher ami, faire de la peinture ce qu’est déjà avant nous la musique de Berlioz et de Wagner…. un art consolateur pour les coeurs navrés! Il n’y a encore que quelques uns qui comme vous et moi le sentent!!! »Lettre 739, A Paul Gauguin. Arles, 21 Janvier 1889
Ainsi il propose à Gauguin (qui demande seulement les Tournesols sur fond jaune) de lui faire une copie des deux. tableaux ( il avait l’intention de faire vendre les deux originaux par Théo [8]). Tout de suite après, ce passage, le tableau dont il parle à Gauguin est le portait de Mme Roulin, dont il était est en train de reprendre le réalisation [9] :
La Berceuse (Mme Roulin)
Décembre 1888, janvier 1889, Museum of Fine Arts, Boston (F 508)
Ce tableau peut intéresser Gauguin à plusieurs titres:
- il a assisté au début de sa réalisation un mois avant ;
- il connaît la modèle, la femme du facteur Roulin dont Van Gogh s’était fait un ami ;
- elle est assise dans son propre fauteuil.
Mais surtout, le sujet du tableau (Mme Rolin tient dans ses mains la corde d’un berceau en hors champ) reflète directement des conversations que Van Gogh avait eues avec Gaugiun sur le roman de Pierre Loti, Pêcheur d’Islande (1886) :
Lors de ta visite je crois que tu dois avoir remarqué dans la chambre de Gauguin les deux toiles des tournesols. Je viens de mettre les dernieres touches aux répétitions absolument équivalentes & pareilles. Je crois t’avoir déjà dit qu’en outre j’ai une toile de Berceuse, juste celle que je travaillais lorsque ma maladie est venue m’interrompre. De celle là je possède également aujourd’hui 2 épreuves.
Je viens de dire à Gauguin au sujet de cette toile, que lui et moi ayant causé des pêcheurs d’Islande et de leur isolement mélancolique, exposés à tous les dangers, seuls sur la triste mer, je viens d’en dire à Gauguin qu’en suite de ces conversations intimes il m’était venu l’idée de peindre un tel tableau que des marins, à la fois enfants et martyrs, le voyant dans la cabine d’un bateau de pêcheurs d’Islande, éprouveraient un sentiment de bercement leur rappelant leur propre chant de nourrice. Maintenant cela ressemble si l’on veut à une chromolithographie de bazar. Une femme vêtue de vert à cheveux orangé se détâche contre un fond vert à fleurs roses. Maintenant ces disparates aiguës de rose cru, orangé cru, vert cru, sont attendris par des bémols des rouges et verts. Je m’imagine ces toiles juste entre celles des tournesols – qui ainsi forment des lampadaires ou candelabres à côté, de même grandeur; et le tout ainsi se compose de 7 ou de 9 toiles.
Lettre 743, A Théo van Gogh,. Arles, 28 Janvier 1889.
C’est dans doute au moment où il a l’idée de ce triptyque qu’il accentue la symétrie entre les deux tableaux, en rajoutant la quinzième fleur.
Poursuivant cette idée de triptyque, il propose un peu plus à tard à Théo d’échanger avec Gauguin un des exemplaires de La Berceuse (Lettre 748 A Theo van Gogh. Arles, 25 février 1889). Mais il ne semble pas que Gauguin ait jamais eu en sa possession sa copie du triptyque complet.
Depuis l’asile d’aliénés de Saint-Paul-de-Mausole où Vincent est entré le 8 mai, il le décrit précisément à Théo :
« Gauguin, s’il veut l’accepter, tu lui donneras un exemplaire de la Berceuse qui n’était pas monté sur châssis, et à Bernard aussi, comme témoignage d’amitié. Mais si Gauguin veut des tournesols ce n’est qu’absolument comme de juste qu’il te donne en échange quelque chôse que tu aimes autant. Gauguin lui-même a surtout aimé les tournesols plus tard lorsqu’il les avait vus longtemps.
Il faut encore savoir que si tu les mets dans ce sens ci:
soit la berceuse au mittant et les deux toiles des tournesols à droite & à gauche, cela forme comme un triptique. Et alors les tons jaunes & orangés de la tête prennent plus d’éclat par le voisinages des volets jaunes. Et alors tu comprendras ce que je t’en écrivais, que mon idee avait été de faire une décoration comme serait par exemple pour le fond d’un cabine dans un navire. Alors le format s’elargissant, la facture sommaire prend sa raison d’être. Le cadre du milieu est alors le rouge. Et les deux tournesols qui vont avec sont ceux entourés de baguettes. »Lettre 776, A Theo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 23 Mai 1889.
La berceuse, mars 1888, Kröller-Müller Museum, Otterlo (F 504)
Le triptyque en question était donc constitué des deux Tournesols d’origine, et probablement de la 5ème et dernière version de la Berceuse : la seule à disposition de Théso qui soit complète, avec le titre sur fond rouge et la signature sur le bras du fauteuil.
Ce triptyque ne sera jamais exposé. Un an plus tard, Vincent ne reparle que des deux Tournesols, qu’il appelle maintenant des pendants :
« Pour les Vingtistes voici ce que j’aimerais à exposer:
1 & 2 les deux pendants de tournesols »Lettre 820, A Théo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 19 Novembre 1889
Vincent reviendra une dernière fois sur les deux toiles cinq mois avant sa mort, en ajoutant une indication supplémentaire :
« Mettons que les deux toiles de tournesols qui actuellement sont aux vingtistes ayent de certaines qualités de couleur et puis aussi que ça exprime une idée symbolisant “la gratitude” «
Lettre 853, TA Albert Aurier. Saint-Rémy-de-Provence, 9 ou 10 Février 1890
Gratitude de qui ? Des pêcheurs d’Islande envers la Madone ? Des tourmentés envers une mère consolante ? Ou de Vincent envers le soleil ?
[1] Un exemple de faux-pendants :
La vigne verte, octobre 1888, Kröller-Muller Museum Otterlo, (F 475) (73,5 x 92,5 cm) La vigne rouge, novembre 1888, Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou, (F 495) (75 x 90 cm)
Van Gogh a peint deux fois la vigne de Montmajour, à environ un mois de distance. Mais dans aucune de ses lettres il ne parle en même temps de ces deux tableaux.
[2] Pour l’historique de ces hypothèses, voir l’analyse très critique de Gary Scahwartz : http://www.garyschwartzarthistorian.nl/315-theo-in-the-picture/ [3] https://www.christies.com/Lotfinder/lot_details.aspx?intObjectID=4181495 [4] Albert Lubin, « Stranger on the Earth: A Psychological Biography of Vincent van Gogh » [5] https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/vincent-van-gogh-van-goghs-chair [6] https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/vincent-van-gogh-sunflowers [7] http://vangoghletters.org/ [8] « j’ose t’assurer que mes tournesols pour un de ces ecossais ou americains vaut 500 francs aussi. Or pour être chauffé suffisamment pour fondre ces ors-là et ces tons de fleurs – le premier venu ne le peut pas, il faut l’energie et l’attention d’un individu tout entier. » Lettre 741, A Theo van Gogh. Arles, 22 Janvier 1889. [9] Kristin Hoermann Lister, « Tracing a transformation: Madame Roulin into La berceuse », Van Gogh Museum Journal 2001 https://www.dbnl.org/tekst/_van012200101_01/_van012200101_01_0005.php