Zygmunt Bauman, photo. M. Oliva Soto
" Ce vers quoi nous revenons lorsque nous nous adonnons à des rêves nostalgiques, n'est pas, en règle générale, le passé "en tant que tel" - ce passé " tel qu'il s'est déroulé véritablement, ce passé que Léopold von Ranke conseillait aux historiens d'exhumer et de représenter ( ce que tentèrent effectivement de faire avec grand sérieux de nombreux historiens, même si de telles tentatives n'allèrent jamais sans vives polémiques ). Nous trouvons dans cet ouvrage fort influent que fut Qu'est-ce que l'Histoire ? , de E.H. Carr, les lignes suivantes : " L'historien est nécessairement sélectif. L'idée qu'il existe un noyau dur de faits historiques existant objectivement et indépendamment de l'interprétation de l'historien est fausse et absurde, mais très difficile à extirper. [...] On a longtemps répété que les faits parlent d'eux-même. À l'évidence, c'est faux. Ils ne parlent qu'à l'invitation de l'historien : c'est lui qui décide de ceux auxquels il donnera la parole, et dans quelle succession ou dans quel contexte."
Carr s'adressait à ses confrères, dont il reconnaissait volontiers qu'ils désiraient en toute honnêteté atteindre la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. En 1961, toutefois, lorsque les premiers exemplaires de Qu'est-ce que l'Histoire ? arrivèrent sur les tables des libraires, le recours à la "politique mémorielle"- cette pratique consistant à sélectionner ou mettre au rebut, en tout arbitraire, des faits historiques, et ce, à des fins politiques ( et en fait partisanes)- n'était pas une "recette" utilisée à grande échelle comme elle l'est aujourd'hui. Et ce en bonne partie grâce à George Orwell, à ses mises en garde et à sa très alarmante et terrifiante vivisection du " Ministère de la Vérité", cette bureaucratie continuellement soucieuse de "mettre à jour"( c'est-à dire réécrire) les archives historiques à l'aune des intérêts étatiques du moment, si fluctuants. Quel que soit le chemin que les traqueurs professionnels de la vérité historique choisissent d'emprunter, et quelles que soient les difficultés induites par leurs choix, leurs découvertes et leurs voix ne sont pas les seules à intégrer l'espace public et, d'ailleurs, n'y sont pas non plus nécessairement les plus audibles, ni même certaines d'y toucher le public le plus vaste - alors que leurs concurrents les plus habiles, les inspecteurs et "managers" les moins scrupuleux, tendent à placer un pragmatisme utilitariste au-dessus de la vérité et en font leur critère premier ( un critère qui leur permet ainsi de distinguer sans difficulté les bons récits des mauvais). [...]
Le gouffre séparant le pouvoir politique et la politique - séparant la capacité de faire faire les choses et celles de décider quelles choses doivent être faites - s'est encore creusé. L'idée selon laquelle il serait possible de trouver le bonheur en édifiant une société mieux en mesure de satisfaire les besoins, les rêves et les désirs humains a, de fait, perdu en consistance, faute d'acteurs susceptibles de se montrer à la hauteur de la tâche, il est vrai d'une effrayante complexité. Comme l'avait affirmé sans détour Peter Drucker à la fin des années 1980 ( peut-être inspiré en cela par Margaret Thatcher et son célèbre TINA, "There Is No Alternative"), une société qui relie une fois pour toutes l'individu à l'idée de perfection sociale n'est plus envisageable, et il n'y aurait donc plus guère de sens à attendre un quelconque salut de la société. De fait, comme devait peu après le montrer Ulrich Beck, peu de temps s'écoula avant que chacun se voie sommé de rechercher et trouver par lui-même, avant de les appliquer tout seul, des solutions individuelles aux problèmes produits par nos sociétés - en déployant ses talents propres ainsi que les compétences et ressources qu'il aura acquises par lui-même. L'objectif n'était plus dès lors de parvenir à une société meilleure (cela , plus personne n'osait l'espérer), mais d'améliorer sa propre situation au sein d'une société jugée fondamentalement et définitivement impossible à corriger. L'idée de réforme sociale et de gratifications procurées par des efforts collectifs menés au nom d'une telle réforme laissa la place à la compétition, à ses règles et à ses profits - des profits ne pouvant être obtenus que sur le mode le plus individuel et solitaire qui soit."
Zygmunt Bauman : extrait de "Rétrotopia", Éditions Premier Parallèle, 2019, lu dans le magazine Books n°96, Avril 2019