Le poème Corona de Paul Celan fait partie du recueil Pavot et mémoire (Bourgois).
Il a été écrit à Vienne en 1948 et dédié à Ingeborg Bachmann, ainsi que 23 autres poèmes, annotés plus tard au crayon « für dich » (pour toi), sur l’exemplaire de la seconde édition de 1954, qu’il lui a offert.
Comme souvent les poèmes de Celan, celui-ci recèle une énigme, ne serait-ce que par son titre.
Trois traductions sont proposées, avec leurs échos différents.
Il m’a semblé qu’en cette période « virale », Corona, un poème d’amour, était à lire ou relire, en laissant ouvertes sa dernière strophe et sa fin « Es ist Zeit », « Il est temps ». De quoi, au juste ?...
Isabelle Baladine Howald
Paul Celan : Corona
Version originale et trois traductions
Corona
Aus der Hand frisst der Herbst mit sein Blatt :
wir sind Freunde.
Wir schälen die Zeit aus den Nüssen und
lehren sie gehn :
die Zeit kehrt zurück in die Schale.
Im Spiegel ist Sontag,
im Traum wird geschlafen,
der Mund redet wahr.
Mein Aug steigt hinab zum Geschlecht der
Geliebten :
wir sehen uns an,
wir sagen uns Dunkles,
wir lieben einander wie Mohn und Gedächtnis,
wie schlafen wie Wein in den Muscheln,
wie das Meer in Blutstrahl des Mondes.
Wir stehen umschlungen im Fenster, sie sehen
uns zu von der Straße :
es ist Zeit, dass man weiß !
Es ist Zeit, dass der Stein sich zu blühen bequemt,
dass der Unrast ein Herz schlägt.
Es ist Zeit, dass es Zeit wird.
Es ist Zeit.
*
Corona
L’automne mange sa feuille dans ma main :
nous sommes amis.
Des noix que nous cassons nous retirons
le temps et nous lui apprenons à marcher :
le temps s’en retourne aux coquilles.
Au miroir c’est dimanche,
en rêve c’est qu’on dort,
la bouche parle vrai.
Mon œil s’en va là-haut au ventre de ma bien
aimée :
nous nous regardons,
nous nous disons des choses sombres.
nous nous aimons comme pavot et mémoire,
nous dormons comme le vin dans les coquil-
lages,
comme la mer dans le rai sanglant de la lune.
Nous nous tenons là, étreints dans la croisée,
ils nous regardent depuis la rue :
il est temps que l’on sache !
Il est temps que la pierre veuille fleurir,
qu’un cœur palpite pour l’inquiétude.
Il est temps qu’il soit temps.
Il est temps.
Paul Celan Pavot et mémoire Trad Valérie Briet, ed Christian Bourgois, 1987
*
Corona
L’automne me mange sa feuille dans la main : nous sommes amis.
Nous délivrons le temps de l’écale des noix et lui apprenons à marcher :
le temps retourne à l’écale.
Dans le miroir, c’est dimanche,
dans le rêve on est endormi
la bouche parle sans mentir.
Mon œil descend vers le sexe de l’aimée :
nous nous regardons
nous nous disons de l’obscur,
nous nous aimons comme pavot et mémoire,
nous dormons comme un vin dans les coquillages,
comme la mer dans le rai de sang jailli de la lune
Nous sommes là enlacés dans la fenêtre, ils nous regardent depuis la rue :
Il est temps que l’on sache !
Il est temps que la pierre se résolve enfin à fleurir.
qu’à l’incessante absence de repos batte un cœur.
Il est temps que le temps advienne.
Il est temps.
Traduction de Jean-Pierre Lefebvre, in Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur, Poésie/Gallimard
*
Corona
De ma main l’automne grignote sa feuille : nous sommes amis.
Nous écalons le temps hors des noix et l’instruisons à marcher :
le temps rentre dans l’école.
Dimanche au miroir,
on dort dans le rêve,
la bouche parle vrai.
Mon œil descend jusqu’au sexe de l’aimée :
nous nous regardons,
nous nous disons des paroles obscures,
nous nous aimons comme pavot et mémoire,
nous dormons comme le vin dans les conques,
comme la mer dans le rayon de sang de la lune.
Nous sommes à la fenêtre enlacés, ils nous regardent de la rue :
il est temps que l’on sache !
Il est temps que la pierre consente à fleurir,
qu’au désarroi batte un cœur.
Il est temps qu’il soit temps.
Il est temps.
Traduction de John E. Jackson, in Paul Celan Poèmes. Corti
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