(Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 4

Par Florence Trocmé


Dans la forêt des jours*

Un nouveau feuilleton de Poezibao, Dans la forêt des jours, de Jacques Robinet. Comme une suite à La Monnaie des Jours, le livre que les éditions de La Coopérative ont publié à l’automne 2019. Chaque parution est accompagnée d’une œuvre de Renaud Allirand.
*titre emprunté à un poème de La Nuit réconciliée de Jacques Robinet, livre de poésie paru aux éditions La Tête à l’envers en 2018

 

Dans la forêt des jours, 4

14 juin 2019 — Hier soir, longue déambulation solitaire à travers les rues de Paris. Partout, le poids des souvenirs et cette nostalgie tenace que je connais si bien. Passé devant le 30, rue du Dragon… Des trottinettes électriques faisaient sursauter les lattes en bois du pont des Arts, pendant que les éternels amoureux se pressaient contre les parapets. Le fleuve indifférent continuait sa course et l’eau noire brillait des mêmes reflets que toujours. Sentiment accru du peu d’importance de nos vies
Beaucoup pensé à la prégnance des souvenirs au cours de cette marche nocturne. Ils sont comme des rôdeurs à l’affût, rencognés dans l’ombre des murs. Ils attendent depuis toujours, patiemment, invaincus comme les rêves d’amour qui agitent notre sommeil. Leur énergie ne faiblit jamais. Ils ne vieillissent pas et gardent la vitalité des époque disparues. C’est cela qui me surprend : leur marginalité épargnée par la durée. Rues, trottoirs, façades s’animent de leur retour. Une voix aimée va surgir au prochain carrefour ; derrière les rideaux fermés, une lampe va s’allumer : quelqu’un va ouvrir, m’appeler. Et moi, passant du soir, j’oublie mon âge, je suis de nouveau cet homme jeune qui désire et qui attend. Je sens battre mon cœur, celui du temps aboli. Il n’est jusqu’aux odeurs de ces lieux qui surnagent aux années, forcent mes narines, s’emparent de moi. Surpris comme souvent par cette évidence que les villes où nous avons aimé et souffert gardent l’imprégnation de nos émotions et de nos douleurs. Elles deviennent des caisses de résonance qui s’animent sur notre passage. Mais le son de leur complainte est rarement propice à une ouverture joyeuse. Pourquoi est-ce la douleur qui s’attarde surtout à travers ce dédale des jours évanouis ? C’est le vivant de la perte qui s’accroche aux murs des quartiers hantés par le souvenir de ce qui n’est plus. Le manque est beaucoup plus tenace que la satiété. Du bonheur perdu — si ce bonheur a réellement existé — il ne reste que cette cicatrice d’une perte prête à se rouvrir. On n’emmagasine que des faillites ! Mais derrière les blessures, se cachent des préludes d’une violente douceur. J’ai avancé comme un somnambule dans ces allées du passé. Une fois la Seine atteinte, tout se perd dans les eaux inchangées, où la vision se brouille de tant d’éclats lumineux dispersés par le courant. Le fleuve efface doucement le miroir de cette nuit infiltrée de regrets.
21 juin 2019 — Exposition Berthe Morisot au Palais d’Orsay. Portraits de femmes et d’enfants drapés de lumières grises et roses ; ombrelles, servantes dévouées, jardins, chasse aux papillons… Avec vivacité et sérénité, l’artiste nous a laissé l’image d’un monde harmonieux et paisible, à l’abri des tumultes de son temps. Les jeunes-filles, serrées dans leurs longues robes de mousseline ou de taffetas, semblent plongées dans un rêve un peu mélancolique. Autour d’elles, règnent le silence et le voisinage des arbres et des fleurs que l’on aperçoit à travers les fenêtres. Elles jouent parfois de la musique, ou bien se tiennent sagement immobiles, assises sur des chaises fragiles ou des canapés, les mains croisées, prisonnières des infinies variations de la lumière qui enchantent le pinceau du peintre. Les touches rapides s’épuisent à capter des nuances qui s’évaporent. Jamais assez légères ces présences presque immatérielles, comme transfigurées par leur environnement. Un accord fragile s’installe entre les êtres et les choses. Malgré la tristesse qui voile parfois un regard, l’attente informulée qui s’y dévoile, c’est une paix profonde et l’enchantement de vivre qui sont le vrai sujet de ces tableaux. On sort de cette exposition ébloui et blessé tout à la fois. Qu’est devenu ce monde ? A- t-il vraiment existé ? Où s’en sont allées ces femmes si belles dans les chatoiements d’étoffes accordées à leur élégance naturelle. Dehors, plus saisissante que jamais : la laideur installée, la vulgarité des jeans qui boudinent des corps sans grâce, le laisser-aller des postures et des mouvements, l’agitation forcenée, les rires stridents…  Révolus à jamais ces déjeuners sur l’herbe sans débraillé, ces enfants ombragés par leur canotier, jouant au pied des grands arbres. Je sais combien une telle évocation peut sembler injuste et réactionnaire, mais il est difficile, après avoir contemplé longuement ces tableaux, de retomber dans la réalité de notre époque si tapageuse et avachie.
Je ne crois pas, pour autant, que tout était plus facile qu’aujourd’hui à l’époque de Berthe Morisot. C’est de haute lutte que cette artiste fut acceptée dans le cercle très machiste des peintres de son temps. Elle était d’une énergie peu commune et eut la chance d’avoir des parents assez progressistes pour reconnaître les talents de leurs filles et pour le favoriser. La douceur des visages masque mal les fêlures de l’âme et une nostalgie diffuse qui s’ignore elle-même. N’en reste pas moins que cette description de la bourgeoisie du 19ème siècle me charme irrésistiblement. J’appartiens par mes racines à ce monde englouti. Ces femmes rêveuses qui n’avaient d’autre fonction que d’embellir la vie de leurs maris et de veiller au bon ordre de leur maison, de leur domesticité et de leurs enfants, hantent encore mon inconscient. Je les retrouve dans ces tableaux comme dans certains films de Visconti. Silencieuses et aimantes, tristes et dévouées, elles traversent les prairies semées de coquelicots d’un éternel été, immortalisé par cette peinture fluide et aérienne où tout est suggéré, jamais assené. C’est ce que je retiens de ces images : la pudeur des sentiments, la légèreté des moyens, la poésie partout présente, une discrétion jamais prise en défaut. C’était avant les deux guerres, avant la Shoah, avant l’effondrement…
23 juin 2019 — Cette étrange nécessité qui m’impose d’écrire ces impressions passagères, comme on frappe l’eau pour qu’elle se ride, sans se soucier du temps qui tout efface. Pensé à cela tout à l’heure en regardant voler un moucheron que j’ai hésité à tuer. Il poursuivait sa course sans but, entre deux recoins d’ombre. Je le voyais disparaître, pour revenir peu après, flottant avec la même indécision que… celle qui me pousse à écrire ceci ou cela. Ma vie n’a pas plus de poids que la sienne. Nos routes sont aussi incertaines. La même errance nous projette en avant, dans l’ignorance de ce que nous sommes et de ce qui va nous supprimer. Seule différence entre nous : l’aveuglement qui protège le moucheron d’un inutile savoir concernant la menace qui plane sur lui.
Dernier mouvement de la 9ème symphonie de Mahler. Bouleversé par cet adieu qui n’en finit pas de se dire. Le fil ténu du violon, à peine un souffle... La frontière indécise entre la vie et la mort, sa lumière changeante. On ne sait plus où s’achève le voyage, ni quel est ce seuil qui s’ouvre. La musique expire, irradiée de douceur. Nulle violence, à peine l’ombre d’un regret noyé dans une lumière d’aube, un consentement à se déprendre de tout ce qui nous retient encore sur cette rive qui, imperceptiblement, s’éloigne. De cette guidance vers le plus grand silence, on ne sort pas indemne. Certaines musiques n’appartiennent pas à ce monde, elles sont données. Au moment de quitter la vie, Mozart dans son Requiem ou Mahler dans cette symphonie, ne sont pas seulement inspirés, mais visités
— Trouvé chez Edmond Jabès, à propos du poids du Rien, cette belle expression : « Un pécule de grabeaux » (grabeau, ce qui désigne les plus petits fragments d’une substance).
— Une maladie mortelle ronge mes grands sapins. Je les vois, jour après jour, se dessécher. Une pluie d’épines recouvre le sol. Leurs branches mortes ne retiennent plus le ciel. Je les avais promus gardiens de l’éternel. Leur silence apaisait mes colères. Ils me protégeaient des excès du soleil. Un arbre c’est un rien immense, la barre tranchante des vains discours, un abri offert à tout chant d’oiseau.
Je perds mes compagnons de route. Ils meurent sans protester, sans retenir leur ombre. On viendra les abattre pour rendre le vide au vide. Ai-je désiré cette fenêtre désencombrée, ouverte sur l’absence ? Que deviendra le vent qui jouait avec eux ?
Je vois en écrivant remuer leur feuillage en lambeaux. Ils m’écoutent sans tristesse, avec une patience inchangée.
 « Nous voulions te guider vers la mort très douce », m’assurent-ils, consentant au reflux de leur sève, qui très lentement s’épuise.
5 juil. 2019 — Pensé à ces reproches qui sont faits au Christ de déjeuner à la table des publicains. Déjeuner et festoyer, car on imagine mal cet invité de marque faire étalage de sa dignité et maintenir à distance le bon peuple qui l’invite. « Nous avons joué de la flûte parmi vous et vous n’avez pas dansé ». En relisant ces phrases, je mesure mes propres résistances à déloger l’homme-dieu du conformisme où nous l’avons assigné. Difficulté de faire descendre le Tout-Puissant de son empirée pour le mêler à nos tribulations, nos peines et nos joies. Il nous est dit pourtant qu’il a participé à nos fêtes, qu’il s’est ému, a même pleuré pour Lazare, son ami décédé. Le mystère de l’Incarnation est une butée indépassable pour l’imaginaire. On fait semblant d’y croire, mais le Dieu que notre cœur continue à adorer demeure ce despote barbare et inflexible qui surveille le monde depuis les nuées. Quelque chose en nous répugne à la réalité de l’humanité de Dieu. Nous demeurons en profondeur des idolâtres, incapables de nous émerveiller de ce qui est la seule vraie « bonne nouvelle » : le désir de Dieu de partager notre condition. Aucune autre religion n’a autorisé la divinité à franchir pour de vrai les frontières de l’Olympe. Si les dieux païens s’en évadaient parfois c’était pour jouir aux dépens des hommes et, leur méfait commis, se hâter de retrouver le confort de leur royaume. Comme on comprend le scandale né à la pensée que le Tout Autre puisse se mêler aux réjouissances d’un collecteur d’impôts ! L’arianisme n’a pas perdu son combat en moi. Le Christ auquel j’adhère a ce visage grave et sévère qui me scrute, enfermé dans sa mandorle, surplombant le chœur des églises orthodoxes. Inquiétude, vénération, assujettissement, mais non pas partage, rires et chants de fête (malgré la beauté des liturgies byzantines si aptes, justement, à nous transporter dans un ailleurs éthéré). On ne devrait pas s’indigner des pharisiens, très proches de nous en vérité. Nous n’en finirons jamais de nier à Dieu une liberté qui défie nos comportements étriqués. Tout nous est prétexte pour l’identifier à notre pusillanimité.
image @renaud allirand, technique mixte sur papier, 24 x 18 cm, 2004