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La poésie est-elle un genre parmi d'autres, défini par des formes, des tropes, des traits caractéristiques ? Ou n'est-ce pas au contraire la littérature dans son état sauvage, quand elle échappe à toutes les conventions ? Dans la quatrième de couverture de Classés sans suite, Sophie Martin (déjà auteur de deux ouvrages de prose) écrit : " Je n'avais jamais pensé à écrire de la poésie. [...] Je me disais : voici ce que je veux dire, voici l'histoire que je veux raconter. Comment y arriver sans passer par les fadaises du roman ? "
Des histoires, Sophie Martin en raconte en effet dans ce livre étonnant, qui frappe par son humour et sa fraîcheur (si l'on veut bien entendre par là la liberté souveraine d'une langue qui ne se soucie pas d'obtenir des bons points de la part de son lecteur) ; des histoires d'amour et de ruptures, notamment. Et parmi elles, celle qui la lie avec un dénommé Pierre Tisserand :
À présent nous étions dehors
Les pieds au bord de l'ombre courte de l'immeuble
Nous nous habituions à la clarté
Il remarqua : Ah vous fumez- ParfoisLe laconisme est un des agréments du tabac
- Parce qu'on ne dirait pasÀ vous voirQu'est-ce qu'on dirait à me voir
Voilà ce qu'il serait intéressant d'apprendre, pensais-je
Voilà ce sur quoi, chacun, nous avons peu de renseignements
Qu'importe, en réalité, ce que la poésie est ou n'est pas ? Les grands discours ne sont semble-t-il pas l'affaire de Classés sans suite, avant tout un livre où la langue, efficace (le livre s'y lit en tout cas sans faire de pause, et en jubilant), s'emploie à fabriquer un plan de langue où comique et dramatique ne se distinguent plus. Où la frontière entre le premier et le second degré s'abolit :
Héloïse Pillayre, une amie, me disait Cette histoire
Dont tu fais un poème - Une sorte, à peine- Tu feras mieux d'écrire une comédieTu l'appellerais Les deux empotés
C'est vrai qu'on ne fait pas plus empotés que nous
Quand nous trouvons un jour de rendez-vous nous n'osons en fixer le lieu
Quand je lui dit Je vous ennuie il ne dit rien
Et quand il dit Je vous dépose en voiture je lui dis Ça vous ferait un détour
Et il acquiesce
Ou bien un drame, pensais-je, c'est la même chose [...]
Sans effets de manche, avec une remarquable économie de moyens (outre l'usage des vers et quelques dialogues en italiques, peu de ponctuation, pas de métaphores tapageuses), Sophie Martin propose des fulgurances tranquilles (par exemple : " L'air y était dense comme de l'eau ") qui paraissent aussi naïves qu'elles sont en réalité le fruit d'un art maîtrisé. De Brest à Denfert-Rochereau, derrière les tribulations pince-sans-rire de son alter-égo, personnage digne de Tati ou de Jean de la Ville de Mirmont, Classés sans suite est notamment remarquable par sa manière de faire affleurer dans un livre de poésie, mine de rien, un genre de choses qui n'y avait jamais été mis auparavant. Car de la même manière que citer du François Furet quand on se sépare de quelqu'un, cela ne se fait pas, narrer une anecdote qui pourrait sembler si ridicule, dans un poème, jusqu'à Sophie Martin, semblait également interdit. Et pourtant :
Et il disait : Le ver est dans le fruit, comme l'écrit François FuretBien utile de citer François Furet pour une rupture
Peut-être un pari d'étudiants en histoire
Ce n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres, non pas seulement d'un rapport au monde, mais d'un ton et d'une manière d'écrire originale. Car si le naturel de son écriture pourrait donner à penser qu'il ne s'agit dans ce livre que de tranches de vie prises sur le vif, Sophie Martin sait en effet parfaitement, comme elle l'écrit (toujours avec l'air de ne pas y toucher), que " la réalité n'est jamais sûre, c'est l'écriture qui lui donne consistance ".
Pierre Vinclair
Sophie Martin, classés sans suite, Flammarion, 2020, 98 p., 17€
Extrait
Le sphinx
Comme j'avais posé mon menton sur son genou
Tenant ses jambes repliées entre mes bras
Que j'étais nue comme lui et que je le regardais tranquillement
Il me dit : Tu es le sphinx, et je ris
N'étant pas le sphinx, ni mystérieuse, répondis-je
Tout ce qui passe dans mon esprit passe sur ma figure
Je ne propose pas d'énigme à ceux que je rencontre
Mais le sphinx, me dit-il, ne propose pas d'énigme
Il bricole le matin sa petite devinette
Pour engager la conversation
Pour éviter de parler - dans le désert
De la pluie, du beau temps
Par fatigue de demander l'heure
Il est bien ennuyé que personne ne trouve
L'homme, l'homme, d'habitude ils n'ont que ça à la bouche
Il aurait dû penser qu'on trouve beaucoup de choses
Lointaines et difficiles
Avant de se trouver soi-même
Tu es le sphinx, tu as des yeux qui posent une question
Et comme je baissais les yeux puis le regardais encore, il me dit
Répète, articule mieux, je n'ai pas bien compris
Et je riais, embarrassée par cette mythologie
Moi je voulais simplement lui demander pourquoi il n'avait pas joui
C'est difficile de parler de sexe depuis que la morale exige qu'on en parle librement
Je ne pus rien dire
Fermai les yeux
Quelle fatigue
Va pour le sphinx