La polyphonie, si l'on en croit le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine, est un trait fondamental de l'art du roman ; elle consiste en un contrepoint de voix ou de sources de parole dans le même énoncé ; le " dialogisme " ainsi suscité caractérise selon lui le roman moderne depuis Dostoïevski, qui ne met pas seulement en scène des énoncés, mais une interaction énonciative. Les romans, polyphoniques ou non, proposent des fictions induisant, certes des " effets de réel ", mais restent des fictions ; mais qu'arrive-t-il quand la polyphonie modèle l'organisation d'une œuvre destinée à faire entendre les voix de témoins authentiques, sans autre intervention de l'auteur que le collectage puis le montage et la publication de ces témoignages ? Au cinéma, cela donne Shoah, et dans la littérature narrative, les livres de Svetlana Alexievitch : La Supplication, qui recueille les voix des survivants et des survivantes de la catastrophe de Tchernobyl, puis La fin de l'homme rouge, composé avec les récits, enregistrés par l'auteur, de ce que fut la vie en Union Soviétique avant la perestroïka, comparée avec ce qu'elle est devenue dans la Russie d'après Gorbachev.
Existe-t-il dans la poésie un équivalent de cette technique de composition ? Il existe : Charles Reznikoff a composé Holocauste à partir du matériau fourni par les comptes rendus des procès de Nuremberg et d'Eichmann, en travaillant lui aussi par sélection et montage d'éléments de ces témoignages que le livre présente sous la forme de versets. (Poezibao en a procuré un extrait traduit par Auxemery puis par André Markovicz).
Et dans la poésie française contemporaine ? En ce qui concerne la technique du montage elle-même, on peut remonter à Kodak de Cendrars, composé à partir d'éléments puisés dans l'œuvre romanesque de Gustave le Rouge ; quant au polyphonisme, ce seront par exemple les poèmes-conversation inventés par Apollinaire. Et puis il y a ce poème d'Aragon réintitulé L'affiche rouge par Léo Ferré, qui intègre en ses vers le propos de la dernière lettre du résistant arménien Missak Manouchian à sa femme avant d'être fusillé : " Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand ". Mais existe-t-il dans notre langue un livre de vers entièrement composé de témoignages collectés auprès d'hommes et de femmes dont l'auteur souhaite transmettre les voix ? Il existe : il s'intitule CRA 115 propos d'hommes séquestrés, composé à partir, indique une note de l'éditeur : " d'entretiens [de Mathieu Gabard] avec des hommes séquestrés dans les Centres de Rétention Administrative de Vincennes et Sète (uniquement destinés aux hommes) entre 2016 et 2019 et sur des entretiens téléphoniques avec leur compagne ou famille proche [...] Le travail s'est fait à partir d'enregistrements audios, de notes prises pendant les entretiens ou écrites de mémoire, après. "
CRA est organisé en trois sections : " Arrestation ", " Séquestration ", " Déportation " ; les témoignages (un par page pour la plupart, sans autre titre qu'un numéro de 1 à 115), y sont disposés sous forme de versets ou de " vers libres " - une à trois lignes pour les plus brefs, un recto-verso pour les plus longs. Seul le n°1 est enté d'une majuscule ; ensuite, aucun poème, quoique normalement ponctué dans son cours, ne se termine par une ponctuation, y compris quand le ton du verset est exclamatif ou interrogatif - sauf le n°115 et ultime qui se clôt sur un point. Cela engage un effet de flux ininterrompu jusqu'à la fin du livre, comme d'une immense phrase mêlant dans ses méandres, ses remous, ses vagues et ses tempêtes, ses moments de calme plat et d'atonie aussi, la modulation incessante d'une protestation désespérée :
31
c'est pas respecter ma vie privée que d'être enfermé là
67
toute la journée enfermé, ça me rend fou,
tu n'as rien fait, tu n'as frappé personne et tu es enfermé
71
un petit fait la grève de la faim
ça m'inquiète
Les leitmotivs en sont l'arrestation par surprise, la répétition des séjours au CRA, la violence des policiers, le racisme de certains, les provocations, le passage à tabac, le chantage aux visites, le mitard, la saleté des cellules et des sanitaires, la surpopulation, les bagarres qui se déclenchent, le sentiment d'être traité en animal, le stress, l'insomnie, l'ennui, l'attente de la libération, les grèves de la faim pour l'obtenir, l'automutilation, les tentatives de suicide, les papiers qu'on n'a pas, ceux qu'on avait mais que l'administration a avalés en silence sans qu'on sache comment les récupérer, l'attente de l'acceptation de la demande d'asile, le désir de rentrer au pays à force d'avoir été réenfermé x fois, mais aussi l'angoisse d'y être renvoyé de force:
103
[...]
On n'est pas des terroristes pour nous faire ça, on est juste des gens qui n'ont pas eu leur chance. Ils ont tenté leur chance chez eux, ils l'ont pas eue.
Ils sont venus ici pour améliorer leur situation, pour aider leur famille là-bas et ils se retrouvent dans un avion scotchés et rentrés vers leur famille, c'est un peu dégoûtant,
c'est même beaucoup dégoûtant parce que, imagine comme par hasard ce jour-là, un mec de son quartier rentre avec lui dans l'avion et il le voit comme ça.
Nous on voudrait qu'ils arrêtent de renvoyer les gens de cette manière. [...]
Et parmi cet entrelacs de souffrances, celle de l'apatride obligé :
93
on veut m'expulser mais aucun pays me reconnaît,
Croatie, Serbie, Bosnie, je suis né en ex-Yougoslavie.
Je suis parti à l'âge de deux ans,
j'ai pas de pays
À la différence de Svetlana Alexievitch qui s'implique dans ses riches préfaces et postfaces, mêlant ainsi sa voix et sa sensibilité au concert de celles qu'elle a assemblées, Mathieu Gabard a préféré une simple " note de l'auteur " en ouverture, donnant froidement la réalité des choses au point de vue administratif :
Les " Zones de Séquestration et de Tri d'Humains (ZSTH) " qu'on connaît sous le nom de " Centre de Rétention Administrative (CRA " ont été officiellement mises en place par l'État Français à partir de 1981. Il y en a vingt-quatre sur le territoire français. Des femmes, des hommes et des enfants ne répondant pas aux critères administratifs y sont séquestrés pour une durée maximale de trois mois depuis janvier 2019 (en 2011 elle avait été fixée à un mois et demi, en 1981, elle était de sept jours). Durant cette période, si la préfecture obtient un laisser-passer consulaire de la part d'un autre pays, ils sont déportés. Dans le cas contraire, à l'issue de la durée maximale de séquestration, parfois avant, ils sont relâchés ".
Deux brefs avant-dire de l'éditrice et de Jean-Pierre Siméon convergent ensuite vers ce que le second nomme " un rappel à l'ordre de l'humain en un temps inhumain ". Une note bibliographique rappelle à la fin du livre le combat de ceux qui, comme la Cimade ( Chroniques de rétention, 2008-2010, Actes Sud) et quelques autres, s'efforcent de lutter quotidiennement contre la séquestration des migrants.
Jean-Nicolas Clamanges
Mathieu Gabard, CRA 115 propos d'hommes séquestrés. Éditions des Lisières, 2019, 12 €.
Extrait
102
je veux pas passer un jour de plus dans ce centre, je préfère qu'on me renvoie en Suède ou en Irak.
Vous devez fermer ce lieu.
Si vous arrivez à faire que ce lieu ferme, vous commencez à fermer chaque lieu comme celui-ci.
On peut rien faire ici, c'est pire que la prison,
pas de sport,
on est comme des animaux,
vous devez aider les gens à l'intérieur.
Ici, c'est comme être en Irak, en Syrie ou dans un pays du Moyen-Orient,
c'est pas la France,
c'est pas l'humanité !
Vous devez alerter les médias sur ce qu'il se passe !
Ici c'est fermé, c'est secret, appelez les médias s'il vous plaît.
Ça va pas !
J'espère que vous allez fermer ce lieu