Troisième épisode de la nouvelle chronique "Not Just The Wife", [Pas seulement “femme de”] sur Podcast Science qui, pour rappel, consiste en des des traductions des épisodes du Dr Kat Arney du Podcast Genetics Unzipped, le podcast de la Société de Génétique du Royaume Uni. Genetics Unzipped est produit par First Create The Media. Retrouvez Kat Arney, Genetics Unzipped et First Create The Media sur twitter (@Kat_Arney @geneticsunzip @FirstCreateMe). La traduction a été réalisée par Élise et Pierre Kerner et son incarnation par la jolie voix d’Élise Kerner. Cette troisième chronique s’intéresse à l’histoire de Tsuneko Okazaki (Épisode Originel).
Transcription de la chronique :
Les étudiants en Biochimie ou Biologie cellulaire découvrent le terme “fragments d’Okazaki” dès leurs premières années à l’université, lorsqu’ils apprennent comment l’ADN de chaque cellule est répliqué avant que celle-ci n’entre en division cellulaire. Mais pour ceux d’entre vous qui ne seraient pas étudiants en biochimie, commençons par quelques notions de base concernant la réplication de l’ADN.
L'ADN est une molécule à deux brins en double hélice - une échelle torsadée, dont chacun des deux montants latéraux est composé d’une série de nucléotides, les fameuses lettres du code génétique A, T, G et C. Ces nucléotides sont individuellement orientés, et donc lorsqu’ils sont associés les uns aux autres, cela forme une chaîne allant dans une certaine direction. Dans l’ADN, il s’avère que les deux montants de l’échelle vont dans des directions opposées. Pour les connaisseurs, ces directions portent les noms d'orientation 5' 3' et l'orientation complémentaire, 3' 5'.
Si cela peut vous aider, imaginez que l’on empile des pintes de bière les unes sur les autres et que, juste à côté, on fasse une autre pile mais avec des pintes toutes posées à l’envers. Vous vous trouvez ainsi devant deux piles orientées dans deux sens différents. On vous laisse deviner pour quelle pile il ne fallait pas remplir les pintes avant l’expérience.
Bien, on a notre ADN à deux montants, c’est à dire les brins, chacun orienté dans un sens. Maintenant, lorsque l'ADN doit être copié avant la division cellulaire, les deux brins, sont d’abord séparés puis une enzyme appelée ADN polymérase synthétise des brins complémentaires à chacun d’entre eux. C’est ça qui va permettre au final de dupliquer l’ADN, c’est-à-dire d’obtenir deux échelles à deux montants. Il s’avère que cette enzyme qui copie l'ADN, ne fonctionne que dans une seule direction. Pour l’un des deux brins, aucun problème donc, l’ADN polymérase gère comme une cheffe : elle lit les nucléotides les uns après les autres et construit tranquillement le brin complémentaire. Mais pour le brin en sens inverse, les choses se compliquent, d’autant que le challenge c’est de réaliser les deux brins complémentaires plus ou moins au même niveau de l’hélice et en même temps. Une autre ADN polymérase se positionne donc en face, sur le second brin, dont elle se charge de la réplication au même moment. Pour être lu malgré son orientation inversée, ce brin forme une boucle permettant à la polymérase de lire et copier un segment dans le sens qui lui convient. Une fois arrivée au bout de ce segment répliqué, elle s’arrête, le brin reprend derrière elle sa forme initiale et forme plus loin une nouvelle boucle permettant de répéter le processus. La réplication de ce brin est appelée discontinue car réalisée segment par segment, auxquels on a donné le nom de fragment d’Okazaki.
Mais d’où vient ce nom ? On pourrait intuitivement penser à l’un des innombrables chercheurs en biologie moléculaire des années 60. Mais ce serait une erreur, et un exemple habituel de patriarcat intériorisé, car Okazaki ce n’est pas un mais deux individus : Tsuneko et son époux Reiji.
Tsuneko Hara est née en 1933, à Nagoya, au Japon, et elle appartient à l'une des premières générations de femmes japonaises à profiter de la nouvelle constitution d'après-guerre du pays, qui permettait enfin aux femmes de fréquenter l'université aux côtés des hommes. Tsuneko a donc étudié la biologie à l'université de sa ville natale où elle a obtenu un doctorat, et un mari, en 1956. Les Okazakis décident de fonder une famille et un laboratoire, toujours à l'université de Nagoya.
C'était sans doute une heureuse décision car à l'époque au Japon, il était très difficile pour les femmes de trouver un emploi dans le domaine des sciences, en dehors de l'enseignement, et même d'être réellement reconnues comme chercheuses . Mais dans cette configuration, tant que Reiji avait un poste, elle en avait un également.
La situation n’était cependant pas facile pour le couple car le Japon de l'après-guerre était encore pauvre. Le toit de leur laboratoire fuyait, et il leur arrivait d’acheter du matériel de laboratoire sur leurs propres économies. Totalement dédiés à leurs recherches, les combats de sumos étaient leur unique passe-temps, mais dépourvus de poste de télévision, ils devaient se rendre au magasin de nouilles local pour les suivre.
Les Okazaki ont consacré leurs recherches à l'élucidation du mystère de la réplication de l'ADN, en étudiant les détails complexes de ce processus dans les œufs de grenouille et d'oursin, puis chez leur organisme modèle favori : la bactérie Escherichia coli. Ils sont parvenus à plusieurs reprises à obtenir des bourses leur permettant de se former aux techniques de pointes de biologie moléculaire développées aux Etats Unis.
Leur principale découverte date des années 60. À l'époque, on savait déjà que l'ADN polymérase pouvait copier l'ADN, mais personne ne comprenait comment le brin orienté en sens inverse, appelé brin retardé, était copié.
Grâce à ses expériences sur les bactéries, le couple réalise qu'en plus de fabriquer de longs brins continus pour une des deux parties de l’ADN, la polymérase produit également des segments beaucoup plus courts pour le brin opposé- les fameux fragments Okazakis. Bien entendu, les deux chercheurs japonais étaient bien trop modestes pour donner leur propre nom à cette découverte : c’est le biochimiste américain Rollin Hotchkiss qui a le premier utilisé l’expression “fragments d’Okazakis” lors d'une conférence scientifique en 1968, année où le couple a ont publié ses découvertes.
Malheureusement, en 1975, Reiji meurt d’une leucémie à l'âge de 44 ans seulement. Né à Hiroshima, il a sans doute été fortement exposé aux radiations produites par la bombe atomique que les États-Unis ont fait exploser au-dessus de la ville à la fin de la Seconde Guerre mondiale.Tsuneko continue donc seule, à diriger le laboratoire et fait d'autres découvertes importantes sur la réplication de l'ADN.
Alors que de nombreux hommes travaillant dans ce domaine ont reçu des prix Nobel pour leurs travaux en biologie moléculaire pendant cet âge d'or des années 60 et 70,et que Reiji apparaissait pour beaucoup comme un potentiel lauréat,il n’en a jamais été question pour Tsuneko .Pourtant, elle était réellement le partenaire du binôme et c’est elle qui, après la mort de Reiji, a réalisé les nombreuses expériences destinées à prouver l’existence des fragments et le processus associé de réplication de l'ADN.
Le problème tient peut-être aux habitudes de Reiji, capable de se consacrer au travail d'une manière que Tsuneko décrivait elle-même comme typique du "mâle japonais à l'ancienne - il ne faisait même pas chauffer une bouilloire pour son thé et se contentait de boire de l'eau quand il était seul". Cette attitude, très répandue dans la société japonaise, a pu contribuer à ce qu’on considère Tsuneko comme un soutien plutôt qu'un égal. C'est Reiji qui était invité à prendre la parole lors de conférences, et c’est lui qui a reçu le prestigieux prix Asahi. Tsuneko a dû participer à la cérémonie en tant qu’épouse, et non chercheuse et collaboratrice.
D’autre part, Tsuneko devait assumer les responsabilités domestiques, d’entretien du laboratoire et l’éducation de leurs deux enfants. Elle a régulièrement rencontré des difficultés pour trouver une garderie aux horaires compatibles avec ses longues heures de travail, se trouvant souvent contrainte de solliciter ses voisins, et parfois d’organiser des aires de jeux de fortune dans le laboratoire en plaçant ses enfants dans de grandes boîtes en carton. Cette situation l’a motivée à consacrer une grande énergie à faire campagne en faveur d'un meilleur soutien aux mères actives. Un combat également mené ailleurs et plus tardivement par une autre biologiste, allemande et prix Nobel cette fois, Christiane (Janni) Nusslein-Volhard, qui a créé en 2004 une fondation destinée à soutenir les femmes scientifiques ayant des enfants.
Encore en vie aujourd'hui, Tsuneko Okazaki est considérée comme une brillante biologiste moléculaire et l'un des plus grands esprits scientifiques du Japon. Elle a toujours préféré se concentrer sur son travail sans accorder d’importance à un environnement scientifique principalement tourné vers les hommes, et qui l’a souvent reléguée au rôle de “femme de”. Selon ses propres mots
"Ce genre de choses arrive souvent, mais c'est insignifiant. Ce qui compte dans la recherche, c'est de trouver un bon problème auquel se confronter, puis le résoudre".
Montage par Pierre Kerner, les musiques sont Throughout The City de David Szesztay (Attribution-NonCommercial 3.0 International License) et Japanese Melancholy
Références et Liens:
Amoeba Sisters Gif
DNA Replication (Updated) - Amoeba Sisters
DNA Replication in Prokaryotes
Why is DNA replication performed in the 5' to 3' direction?
Okazaki fragments and the Nobel prize - Atsuko Tsuji, MedaiWatch
The discovery of Okazaki fragments, Nagoya University
An interview with Tsuneko Okazaki, Nagoya University
Okazaki, R., Okazaki, T., Sakabe, K., Sugimoto, K., & Sugino, A. (1968). Mechanism of DNA chain growth. I. Possible discontinuity and unusual secondary structure of newly synthesized chains. Proceedings of the National Academy of Sciences, 59(2), 598‑605. https://doi.org/10.1073/pnas.59.2.598
Okazaki, T.(2017). Days weaving the lagging strand synthesis of DNA — A personal recollection of the discovery of Okazaki fragments and studies on discontinuous replication mechanism—. Proceedings of the Japan Academy. Series B, Physical and Biological Sciences, 93(5), 322‑338. https://doi.org/10.2183/pjab.93.020