on ne parle plus guère
de ces lieux mythiques
depuis longtemps démolis
par la boule de fonte et les bulldozers
cinémas de quartiers
ou salles de concerts
comme L’Eldorado et le Palais d’Hiver
dont les noms résonnent encore
dans la mémoire collective
des derniers baby boomers
*
sur la dernière image
d’un vieux film américain
en surimpression les mots
THE END
tu as juste le temps
d’essuyer tes larmes
avant que la salle plongée
dans le noir se rallume
et que les autres spectateurs
soient témoins de ton trouble
à la vision d’une histoire
d’amour contrarié
la fiction te rappelant une autre histoire
trop réelle
sur laquelle tu n’as pas encore
versé toutes les larmes
de ton corps
*
j’ai habité longtemps sur le dernier quai
de la Saône rive droite avant le confluent
dans un immeuble bas à la façade noire
un F2 avec balcon donnant sur la rivière
ma voisine de palier était une artiste
alors inconnue
qui a fait son chemin depuis elle vit à Paris
elle expose à New York à Londres à Berlin
parfois je vois dans le journal
celle que je voyais apparaître
furtivement à sa fenêtre
quand je sortais fumer sur le balcon
*
tous les 3 mois la prise de sang
pour le taux de glycémie à jeun
tu reviens chez le médecin
renouveler ton ordonnance
pour un diabète de type 2
dans la salle d’attente sous un tas
de magazines un numéro
récent des Veillées des Chaumières
tu croyais ce titre disparu
depuis longtemps il n’y a plus de chaumières
ni de veillées dans les campagnes
mais la revue comme toi survit
à la transformation du monde
*
un ami de longue date
et que je n’ai revu depuis des lustres
m’invite à dire mes poèmes
dans un programme de lectures
qu’il anime près de Nice
un long voyage en perspective
rendez-vous l’été prochain
je suis tourné vers le futur
à la rencontre d’inconnus
et retourné vers le passé
à l’idée de revoir ce vieil ami
sans savoir lequel de nous 2
aura été le plus victime
du temps
*
parfois l’envie te prend
de retourner dans cette ville
de sous-préfecture
où tu as vécu les moments
les plus intenses de ta vie
tu louerais une chambre
à l’hôtel qui donne sur la place
du Promenoir pour quelques jours
ou quelques semaines essayant d’écrire
tes souvenirs sans y parvenir
il ne sert à rien d’être au plus près
du sujet
*
sur des images d’actualités
des années 60
consacrées au festival de Cannes
on revoit des vedettes
qui ne sont plus connues
que des cinéphiles
et des starlettes oubliées
en bikinis à fleurs
prenant la pose sur la plage
tandis que sur la route de la corniche
filent des Aston Martin
des Facel-Véga
des noms qui claquent dans le vent du temps
*
imagine que tu n’aies pas travaillé
à l’usine en 3/8
sur la station-service d’autoroute
comme pompiste de nuit
et dans les bureaux de la préfecture
jusqu’à l’âge de la retraite
tu n’aurais pas connu cette vie
de relative pauvreté
mais une vie de précarité
et de misère ta littérature
en aurait-elle été meilleure
tu n’en es même pas sûr
*
te promenant seul au bord
de la rivière tu songeais
à tous les êtres
qui t’ont accompagné
une partie du chemin
avant de sortir de ta vie
au milieu de ces pensées
mélancoliques tu croisas par hasard
un chat noir
qui te suivit jusqu’à la limite
de son territoire
*
tu te réveilles ce matin
dans le même décor que la veille
le jour se lève à la fenêtre
avec une lumière équivalente
mardi mercredi
tu as glissé dans le lendemain
sans heurt sans même t’en rendre compte
aujourd’hui succède à hier
sans suture apparente
comme si le temps
était d’un seul tenant
*
Notice bio-bibliographique
Jean-Jacques Nuel est né le 14 juillet 1951 à l’Hôtel-Dieu de Lyon et réside actuellement en Bourgogne, près de Cluny. Il se consacre à l’écriture de textes courts, d’aphorismes, de récits et de poèmes.
Romans et récits :
Une saison avec Dieu, éditions Le Pont du Change, 2019.
Terminus Perrache (polar), éditions Germes de barbarie, 2019.
La malédiction de l’Hôtel-Dieu (polar), éditions Germes de barbarie, 2018. (Prix de la fiction 2018 décerné par la SELYRE)
Le nom, éditions A contrario, 2005.
Nouvelles et textes courts :
Journal d’un mégalo (300 brèves humoristiques), éditions Cactus Inébranlable, 2018.
Billets d’absence (86 textes brefs), éditions Le Pont du Change, 2015.
Le mouton noir (16 textes brefs), éditions Passage d’encres, collection Trait court, 2014.
Courts métrages (80 textes brefs), éditions Le Pont du Change, 2013.
Lettres de cachet (4 textes brefs), éditions Asphodèle, collection Confettis, 2013.
Portraits d’écrivains, éditions Editinter, 2002.
La gare, éditions Orage-Lagune-Express, 2000.
Poésie :
Du pays glacé salin, Cheyne éditeur, 1984.
Noria, éditions Pleine Plume, 1988. Prix André Seveyrat 1990.
Immenses, éditions Pré carré, 2002. (1ère édition Le Pré de l’âge, 1989).
La Revue, mode d’emploi, (guide), 2e édition revue et augmentée, L’Oie plate, 2006.
Joséphin Soulary, poète lyonnais, (biographie), éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 1997. Prix du Livre 1997 du Conseil général du Rhône.
*
Participation aux anthologies :
Almanach du saumon poétique 2014, et 2015, éditions du Petit Véhicule.
Une anthologie de l’imaginaire, arcane cinquième, éditions Rafael de Surtis, 2001.
111 poètes d’aujourd’hui en Rhône-Alpes, Maison de la Poésie Rhône-Alpes/Le Temps des cerises, 2005.
Codex Atlanticus n° 16 et n° 17, anthologie fantastique, 2007 et 2008.
Nombreuses collaborations en revues et magazines, dont L’Infini, L’Atelier du roman, Fluide Glacial, Europe, Harfang, Moebius, Nouvelle Donne…
Site personnel : ICI