(Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 3

Par Florence Trocmé

Dans la forêt des jours*

Un nouveau feuilleton de Poezibao, Dans la forêt des jours, de Jacques Robinet. Comme une suite à La Monnaie des Jours, le livre que les éditions de La Coopérative ont publié à l’automne 2019. Chaque parution est accompagnée d’une œuvre de Renaud Allirand.
*titre emprunté à un poème de La Nuit réconciliée de Jacques Robinet, livre de poésie paru aux éditions La Tête à l’envers en 2018

Dans la forêt des jours, 3

24 avril 2019 — En pensant à la Pentecôte : Dans la chambre close mille flammes crépitent sur les visages stupéfaits, ivres de la Parole. En toutes langues, tel un tourbillon de feuilles saisies par le vent pour que l’arbre reverdisse après un long hiver. Devenus loquaces, les pêcheurs s’étonnent des foules qui s’agglutinent et de cette autre faim qui les tenaille, non plus de poissons, mais de ces mots que le feu dépose sur leurs lèvres asséchées. Ils parlent sans savoir comme les comètes qui ignorent leur traîne d’or en traversant le ciel.
Légendes, dites-vous, en haussant les épaules. Lourd complot, en effet, que celui qui se trame parmi ces ouvriers de la mer, si peu bavards dans la rudesse des jours. Nous inventerons, décident-ils, l’Esprit qui plane sur les eaux et le tranchant de la Parole qui nous traverse comme un glaive. Et nous mourons de ce glaive pour confirmer notre mensonge.
Autour d’eux les sages se détournent en se moquant : « Il sont pleins de vin doux ! », et ils s’éloignent de ces misérables, pieds-nus, qui vaticinent sous d’étranges lueurs. Ainsi s’agitent les feux-follets dans la nuit des tombes. Ils ne veulent rien savoir de cette autre lumière jaillie du sépulcre ouvert, ni du Souffle qui redresse les fronts endeuillés.
Silencieuse, dans un coin de la pièce, Madeleine retrouve le son de la voix qu’elle garde dans son cœur, celui du Dieu-jardinier qui s’est approché d’elle en ce lieu où les morts reposent, pour l’appeler par son nom à l’aube du troisième jour. Elle savoure cette joie en elle que plus personne ne lui ravira. Elle la reconnaît dans la parole qui vole de lèvre en lèvre comme une colombe.
Puis chacun se retire et l’Histoire commence.
2 mai 2019 — Hier était de sang. Demain ouvrira ses derniers charniers. L’homme au mufle obscène renifle la trace des cadavres. Les anges trop patients embouchent leur trompette. Les arbres vont s’effeuiller pour ne plus reverdir. Wall-Street ricane et chancelle. Les maisons d’or se fissurent. Les fleuves rentrent sous terre. Tout va bien, proclament les seigneurs de ce monde. Les troupeaux dociles et décérébrés marchent vers l’abîme, les yeux fixés sur le dernier Iphone. On s’étonne des vieillards qui meurent en souriant, heureux d’échapper à « la dernière heure ». Papillons, abeilles, oiseaux disparus, ne verront pas les forêts s’embraser, ni les poissons flotter sur les océans bouillonnants. Asphyxiés, les poumons ne pourront plus crier. Tout cela est pour demain. Les puissants le savent, l’ignorent. Seule importe la Bourse dont les cours s’envolent, avant…de s’effondrer.
On pourrait, il faudrait ne plus écrire que sur ce thème. Les informations surabondent, les cris d’alarme aussi, mais le déni obtus continue à encenser le veau d’or. Les plus lucides tempêtent, manifestent, s’époumonent, mais rien n’entrave la course folle, obsédée par un seul but : produire toujours plus, sans jamais se questionner sur cette surabondance de biens inutiles qui enrichissent les plus riches et laminent les plus pauvres. Les déséquilibres meurtriers se multiplient. On s’émerveille dans les pays d’opulence de trouver des territoires sans défenses où déverser ses déchets. Ainsi les producteurs de poules rejettent-ils en Afrique les bas morceaux dont ici nul ne veut. Ces tombereaux congelés et recongelés, plus ou moins avariés, concurrencent et éliminent les productions traditionnelles, ruinent toujours davantage des économies fragiles, au bord de la faillite. Ce n’est qu’un exemple, découvert récemment parmi mille autres. L’avidité aveugle du système capitaliste, sans aucun égard pour le monde qu’il ne cesse de piller, arrive à son terme en nous entraînant dans sa chute. Ceux qui en sont conscients tambourinent en vain contre les portes d’airain des Marchés tout-puissants. J’écris ces choses sans aucun espoir. Sentiment qu’il est vraiment trop tard, que tout bientôt sera consommé.
A quoi bon écrire dans un tel contexte ! Je regarde frémir les arbres, courir les nuages, s’agiter le cours des eaux. Ici, en apparence rien ne change, sinon cette disparition sensible des insectes et des oiseaux. Il y a quinze ans, quand nous avons acheté cette maison, les papillons et les abeilles foisonnaient autour des fleurs et des arbustes. Cela a disparu et le printemps s’installe sans chants d’oiseaux. Tout autour de nous les champs de l’agriculture intensive, irrigués de pesticides, se déploient comme des déserts silencieux ou rien ne vole, ni ne bouge. La terre épuisée d’être trop sollicitée semble abandonnée à une solitude sans joie. Les hommes grondent d’impatience et de colère, sans bien savoir la raison de leur agitation. Ne connaissant que lui, ils exigent de la course au profit, leur part de gâteau. Toujours plus, non pour guérir mais pour mourir. Pendant que j’écris, on assassine à tout va les pays exsangues comme le Yémen afin de rentabiliser le commerce des armes, on épuise les dernière ressources en pétrole de la planète pour précipiter la montée criminelle du CO2, on dresse des murs contre la misère pour étouffer son appel, on détruit les forêts d’Amazonie, un des trois poumons du monde, pour y cultiver le soja qui empoisonnera les nourritures animalières. À quoi bon continuer ! L’espèce humaine avait-elle vocation à détruire toutes les autres et à conduire ce monde vers son extinction ? Comme on est loin de la mission donnée à l’homme dans la Genèse. Comment ne pas s’interroger sur les forces obscures qui ont tout fait dévier et qui achèvent sous nos yeux leur œuvre de destruction. On assiste, effaré et impuissant, à ce triomphe haineux. Au seuil du silence où je trouve refuge, je crois entendre s’élever le grand rire triomphant qui salue notre débâcle. La Shoah avait frappé le deuxième coup, le troisième aujourd’hui résonne avant la levée du rideau sur le dernier acte.
   Ainsi
   Ainsi j’appartiens
   J’appartiens à ce fumier
   Où suinte et gicle et grille
   Pour le contentement des maîtres
   Le sang des sacrifices
   Et le sang des supplices [1]

11 mai 2019 — Ciel pluvieux. Dans le jardin, les roses sur le point de fleurir s’inclinent lourdement. C’est comme une fatigue de naître, un renoncement à s’ouvrir, cela même que je ressens en moi au moment d’écrire cet à quoi bon tenace qui depuis toujours me poursuit. Tout est gris, froid et humide comme ces tombeaux où je ne cesse d’accompagner les amis décédés qui se succèdent.
Il y a quelques jours c’était Solange N. que je suivais sous un même ciel maussade, au cimetière de Montparnasse. J’aimais sa voix musicale, ses enthousiasmes poétiques, ses boutades, ses emportements… Je n’ai rien voulu savoir de son effondrement des dernières années : morte avant de mourir !
Nous passions au milieu des mausolées et des pierres tombales où flottent encore des lambeaux de vanité mondaine, derniers appels à une reconnaissance dérisoire. Certains s’érigent, boursoufflés de prétention, alourdis du mauvais goût du 19ème siècle, faisant de l’ombre aux dalles de marbre ou de granit d’une époque plus récente, un peu plus discrète. Je pensais à Solange, à tous les autres que j’ai connus et accompagnés en ce jardin étrange et si bien policé. C’était comme toujours : le même cortège à la fois murmurant et silencieux qui va se débander, sitôt jetées les fleurs sur le cercueil qui brille faiblement au fond du trou. Et bien sûr, chacun pense à l’heure proche où sera venu son tour de rouler lentement, ici ou ailleurs, vers son propre engloutissement. Comme l’espérance s’agite peureusement au fond du cœur, tout au long de cette traversée glacée !
17 mai 2019 — Du dernier recueil de Gérard Bocholier, je retiens ces vers qui me touchent particulièrement :
   Ô Seigneur dépouille-moi
   Du vieil homme qui s’entête
   A manger en solitude
   Le pain noir de l’amertume
  
  
(Depuis toujours le chant – Arfuyen)

Tout ce recueil, comme bien d’autres qui le précèdent, n’est qu’élan vers l’Éternel. Je suis à la fois conquis et repoussé par cette flamme ardente qui jamais ne s’épuise. Cette croyance si vive, si peu encline au doute, force mon admiration sans toujours me convaincre. C’est bien de cela que je souffre : cette réticence qui me laisse glacé au bord du feu qui crépite. J’ai tant rêvé moi-même de cet amour sans ombres ni limites. Il m’est arrivé de pressentir son approche à l’allégement de mon cœur, à la joie qui soulevait ma peine ; mais le plus souvent c’est à son silence que je me heurte, un silence qui est absence où je me perds. Dans les poèmes de Gérard, je ressens l’ébriété des invités au repas de noces. Serai-je jusqu’à la fin celui qui frappe à la porte sans se décider à entrer ? Ce poète que j’admire possède la candeur d’un enfant, illuminé par l’amour qui le protège et le relève à la moindre chute. Pour moi cette confiance indéfectible n’a pas survécu à la remise en cause de mon lien au maternel. Je lis ce livre avec trop de méfiance, me protégeant malgré moi des séductions du bruit de source emporté par le langage, ivre de son chant.
19 mai 19 — Mahler : 3ème Symphonie – 5ème mouvement
Quelle est cette voix qui monte du fond des eaux ? De quel évanouissement, ce lent retour au monde ?
Le soleil écarte les algues pour atteindre l’église engloutie et toucher les cloches qui s’éveillent, tirées par des d’enfants, ivres de joie.
Exultation, tapage désordonné, un grand bouillonnement monte à la surface des eaux pour annoncer le surgissement de l’âme qui se sépare, s’élève, abandonne derrière elle sa chrysalide, ouvre ses ailes, voit s’éteindre au loin les lampes d’un très profond sommeil.
D’autres appellent. Des mains se tendent, déchirent le ciel.
Que savais-tu de ces portes ouvertes dans l’azur, de cette intronisation solennelle dans la cohorte céleste ?
Musique visitée, rendue visionnaire.
11 juin 2019 — Étrange sentiment de rejet et même de dégoût concernant le travail poétique. Je le rapproche de ces mouvements de répulsion que je ressens concernant le religieux et ses discours. Impression dans les deux cas de trahison, comme si tout ce verbiage ne parvenait pas à dissimuler le vide qu’il dissimule. Brusquement les masques s’effondrent et on se découvre totalement impuissant à rendre compte du silence qui nous habite. Le langage apparaît tel qu’il est : un jeu d’ombres qui ne parvient pas à saisir la lumière dont il rêve et qu’il poursuit comme les oiseaux exsangues de « La conférence des oiseaux ». Immense lassitude et désir de s’évanouir à tout jamais dans l’oubli, loin de cette agitation qui nous tient en éveil et à laquelle nous ne parvenons plus à croire. Toute promesse d’un ailleurs de beauté et de pureté, devient particulièrement intolérable. L’inaccessible s’impose avec une implacable cruauté.
 
Il faudrait justement être un vrai poète pour rendre compte d’un ressenti si peu accommodant, si allergique au mensonge. Celan est de ceux-là, du Bouchet aussi à sa façon, mais plus encore Rimbaud quand il renonce à écrire ! Je pense que Jaccottet s’est aussi beaucoup débattu dans ces zones frontières entre la vie et la mort, l’espérance et le désespoir. Et tant d’autres qui ont pressenti l’inatteignable et se sont grillés à sa flamme.
à suivre
Image © Renaud Allirand, 50 x 40 cm.
Pour lire les parutions précédentes de ce feuilleton

[1] Georges-Emmanuel Clancier — Le paysan céleste — Poèmes de la honte  — Poésie/Gallimard  p. 294