En effet, le rouge omniprésent dans la première partie est avant tout celui des passions qui ont porté l’engagement, à la fois social et politique, de Marcel Migozzi dont la poésie fut longtemps considérée (cf Robert Sabatier dans son encyclopédie des poètes du XXème siècle) comme une poésie de lutte et de témoignage sur la condition ouvrière. Cette dimension, pleinement assumée et presque revendiquée par Marcel Migozzi lorsqu’il évoque ses parents et grands-parents, s’est rapidement nuancée et enrichie d’échos suscités par le rapport au temps, aux êtres aimés, aux choses ordinaires, aux heures jardinières, etc. tous ces presque rien qu’on tient pour négligeables mais qui tissent la densité d’une vie. Dans « Rouge convalescent », Marcel Migozzi, qui fut communiste et s’est engagé dans les luttes politiques, retrouve l’élan des espoirs et des colères qui ont fait battre son cœur dans la fièvre d’une campagne électorale (meetings, collages d’affiches, etc.) conclue par la défaite dans les urnes qui sonnait comme le glas d’un idéal déchu bientôt tombé en poussières, parmi les rêves et les doutes, avec les statues déboulonnées :
Ca venait de très loin
D’une chambre à plusieurs lits.
Et ça allait jusqu’à revanche et foi, promesses
Et d’autres mots ayant pour vocation d’aimer
Ca ira jusqu’aux déceptions
---
(…)
Qu’on avançait, qu’un millimètre d’idéal
Etait gagné chaque matin sur les soupirs
On le croyait.
Ce fut vertige
Et puis l’arrêt.
Grêle d’échecs.
---
(…)
De toi à moi : tant de journées à vœux pour obtenir la confiance d’un homme sur dix ?
Contraint, tu devais boire dans les silences mouillés de sourires de tes rivaux.
Dans la pâleur de ton visage, comment sauver tes lèvres ?
L’urne au pied de la table. Sa paisible cruauté.
En contrechant du deuil imposé par la déroute de l’idéal communiste, Marcel Migozzi décrit en trois tableaux, comme pour justifier la nécessité du rêve qu’il portait et peut-être instiller l’espoir qu’il ne fut pas vain et conjura l’horreur, l’atrocité de la seconde guerre mondiale qui déchira le XXème siècle : le camp de concentration du Struthof, les ruines d’Oradour-sur-Glane, le quotidien d’un soldat depuis les combats de 39 jusqu’à la libération des camps de prisonniers… Par la puissance d’évocation de la mémoire et par l’emploi du présent narratif (dans « Temps morts », les vers sont lapidaires comme les notes d’un carnet de campagne tenu au jour le jour), les poèmes, en vers libres d’une grande densité, retrouvent les accents terribles des textes écrits pendant les temps de guerre (je songe bien plus à « Ma civilisation » de Gilbert Lély et à « Exorcismes » d’Henri Michaux qu’aux poèmes d’Aragon, polis par l’alexandrin et la rime, malgré l’engagement communiste qui le rapproche de Marcel Migozzi). Car ce siècle fut terrible et les vers sont jonchés de cadavres et hantés de spectres. Ici, contrairement aux poèmes de ses recueils précédents, Marcel Migozzi n’évoque pas son enfance dans les années 40 et les privations des années de guerre : il se confronte à l’horreur des combats, de l’enfermement et de la mort violente, qu’elle soit meurtre ou agonie. Et cette volonté, presque militante, d’entretenir le souvenir d’une réalité insupportable me fait songer à un recueil tel que « Dans la gueule d’ombres » d’Yves Heurté qui, avec véhémence et un réalisme presque cruel, interrogeait également l’horreur et la banalité de la guerre. Dans cette évocation, le rouge (incarnation de la vie et de l’espoir, comme sur la gorge d’un oiseau) est éclipsé par le bleu, double symbole du ciel inaccessible et de la mort imminente :
Sur la terre condamnée
Cette petite fleur de rien - si bleue
Etait leur seul espoir – le ciel
Mais ils ne pouvaient la cueillir
(…)
Les bas adhèrent à la chair cloquée
Un sang inconnu arrive à nos chevilles ulcérées
Bleu maigre épuisé
Le ciel – appelons-le ainsi – nous ressemble
Détenu
Par des nuages gris-vert
Ce doigt bleu à vif
Ces autres bleus ces autres doigts
A qui appartiennent-ils
Maintenant le bleu occupe toutes les mains
Au secours
Même le désespoir appelle au secours
Mais lèvres bleuies ne parlent pas
Cet arbre on dirait un chêne
Cet oiseau
Le rouge-gorge qui sautillait sous la fenêtre de notre cuisine
La deuxième partie du recueil, intitulée « L’invisible donation », reprend, avec d’importants ajouts et retouches, un recueil initialement publié en 2000 chez Télo Martius (éditeur toulonnais disparu). Rompant avec l’évocation des grandes luttes historiques et renouant avec un thème essentiel dans l’écriture poétique de Marcel Migozzi, il évoque l’amour de l’être aimé, amour total assumant sa dimension charnelle (esprit et corps) qu’avive le sentiment de la séparation, celle temporaire suscitée par l’absence (la section s’ouvre sur le départ d’un train) et celle définitive quand la mort viendra (le recueil s’achève sur l’obscurité de la tombe). Et le rouge subsiste, non plus comme un idéal politique mais comme un idéal d’amour qui ne meurt pas :
Enfin, un soir on appellera du jardin :
Regarde
Les rosiers offrent à nouveau leur rouge.
Un couple
Va prononcer ses vœux.
La règle d’or :
Aimer.
C’est la dernière donation.
Eric Eliès
Marcel Migozzi, Rouge convalescent, Tarabuste, 2019, 127 p., 13€