Poezibao donne ici à entendre les mots que Philippe Leleux, libraire-éditeur à Amiens, a prononcés lors des obsèques.
Lors de mes visites à Saisseval de 2008 à 2014 pour travailler avec Pierre sur des ouvrages, j’avais le plaisir d’être accueilli avec beaucoup de gentillesse par Ilse dans la première pièce en entrant, une poule rousse tentait de nous suivre et nous passions devant les perruches pour gagner le salon et sa table ronde. Après les politesses Ilse se volatilisait. Elle s’éclipsait toujours avec une telle discrétion que je cherchais quelques secondes du regard le chemin de sa disparition. Avec Pierre nous nous mettions vite d’accord sur la place des textes ou la forme des livres puis il me racontait l’Histoire, les ruines de sa ville, après les chaos, la poésie qui ne pouvait plus n’être que de mots, la création du spatialisme avec Ilse, leurs voyages à la rencontre des nouvelles formes de créations poétique, concrètes, sonores, expérimentales.
“Ernest et Célestine”, je me souviens avoir pensé à ces albums que je lisais à mes enfants, un ours mélomane et une souris qui vivaient ensemble, heureux et en marge, dans une maison en désordre, un ours et une souris qui s’émerveillaient des étoiles lorsque des tuiles tombaient du toit pour ouvrir une fenêtre sur le ciel. Je prenais une voix grave ou fluette selon que l’ours ou la souris parlait.
Dans la maison de Saisseval, la voix de contrebasse me racontait les bombardements d’Amiens, je regrette de ne pas avoir entendu la petite voix d’Ilse me parlant de sa jeunesse sous les bombardements de la Rhénanie. C’est Pierre, le conteur, qui me peignait avec humour et autodérision le passé, Ilse en parlait peu, toujours discrète. De leurs recherches, de leurs travaux communs, je n’entendais pas sa note aiguë, de la musique de l’histoire il m’aura manqué une octave. Mais je profitais un peu de son doux accent devant un verre de blanc qui sonnait souvent la fin de ma visite
Ilse était une artiste et elle présenta ses poèmes « Un livre d’heures » au Labyrinthe où ses fenêtres images furent exposées.
Ilse, poétesse prophète avait bien senti, avec Pierre, que le monde allait tourner dans le tourbillon des images, que le mot allait prendre son envol dans la nouvelle tempête, elle nous offrait par le mouvement des lettres, notre propre film sur la feuille. Avec Ilse, la feuille de papier devenait toile de cinéma, les accents circonflexes s’envolaient de la page vers les étoiles. Nous avions la liberté d’écrire notre poème, notre propre scénario. La page fenêtre s’ouvrait sur le mouvement.
L’écrin des marges devint écran : une révolution poétique !
Le spatialisme ? Simplicité, beauté, liberté !
Plus tard je découvrais lors d’un colloque à Tours un poème cinématographique écrit par Ilse et réalisé par Albert Coma, une révélation pour moi : le poème film était inventé !
Mais alors, si notre nouvelle civilisation devient toute image, jusqu’au poème, pourquoi la région (dont je tairais le nom de peur que Pierre ne l’entende) n’offrirait pas le spectacle de ce merveilleux ciné-poème dans les lycées, histoire que ces images libèrent les mots de la jeunesse. Ilse nous ouvre une voie lactée pour faire entrer l’esprit poétique dans l’hégémonie de l’image.
N’en doutons pas, un jour, les oiseaux et leurs chants de voyelles reviendront en nombre, la géopolitique laissera la place à la géo-poétique et les noms des poètes débaptiseront ceux des Maréchaux.
En attendant, entre Ilse et Pierre et le ciel picard qui se moque bien des frontières, il y aura toujours des accents circonflexes et des oiseaux. Merci à vous. Nous ne vous oublierons pas.
Philippe Leleux