Critique des Innocents, Moi, et l’Inconnue au bord de la route départementale, de Peter Handke, vu le 5 mars 2020 au Théâtre de la Colline
Avec Pierre-François Garel, Gilles Privat, Sophie Semin, Dominique Valadié et Laurence Côte, Daniel Dupont, Yannick Gonzalez, Sophie Lacombe, Guillaume Lévêque, Hélène N’Suka, Joseph Rolandez, Sylviane Simonet, mis en scène par Alain Françon
Évidemment, je n’aurais raté ça pour rien au monde. D’abord, Françon à la Colline, c’est une association importante pour moi : c’était ma première fois dans ce théâtre, j’en ai le souvenir d’un spectacle unique qui mêlait mes deux mois entre science et littérature. Ensuite, le binôme composé de Françon et Handke, ce couple que j’avais découvert dans Toujours la Tempête, me promettait une expérience théâtrale différente de ce que je pouvais déjà connaître. Alors forcément, c’est presque pavlovien, mais je me sentais bien en franchissant les portes du théâtre, ce soir-là.
C’est un moment délicat de s’installer devant ma page blanche pour écrire sur ce spectacle. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir écrire ? J’ai été, sans aucun doute, devant quelque chose de grand, de plus grand que moi. Cette troisième rencontre avec Peter Handke est probablement la plus difficile, et ce spectacle, son plus conceptuel. Je ne me vois pas conseiller ce spectacle à tout le monde ; je pense qu’il faut malgré tout un petit bagage, ou au moins une préparation psychologique, non pas pour rentrer dedans, mais pour arriver à apprécier quelque chose qui nous échappe en partie.
Rentrer dedans, ce n’est pas vraiment difficile. Certes, le texte pourrait être incompréhensible, mais n’oubliez pas qui est aux commandes : Alain Françon. Et, je ne le répèterai jamais assez, Alain Françon est un Grand Maître. Ce texte, étrange, abstrus, très intellectuel, il le façonne comme j’ai rarement vu des metteurs en scène le faire au théâtre. Il lui donne chair, il lui donne vie, il lui donne une consistance, il arrive à le mettre en relief. Donc, quelque part, on est obligé d’être happés.
D’abord, Alain Françon signe une mise en scène d’exception, accompagné de son décorateur de génie Jacques Gabel. Incontestablement, ce décor pose une situation, habille le texte et les personnages autant que faire se peut. Éclairé par les lumières de Joël Hourbeigt, magnifié par l’usage habile des miroirs disposés de part et d’autre du plateau, le résultat nous cloue sur place : la première tombée de la nuit sur la scène, notamment, est une image à la fois surprenante et forte pour les spectateurs. De même, l’aube qui se lève en fin de spectacle ne pourra laisser indifférent.
Et, évidemment ses comédiens qu’il a dirigés, comme à son habitude, à la perfection. De ma vie, je n’ai jamais vu un texte de théâtre aussi bien dit. Sur scène, les acteurs sont comme des prolongations de Françon et de Handke, chefs d’orchestre guidant leurs instruments, peintres étalant leurs couleurs, Frankenstein modelant ses monstres. Ils sont les doigts, la langue, les pensées de metteur en scène et de l’auteur. Gilles Privat est au sommet de son art – pour qui en doutait encore, nous sommes là devant un Grand de chez les Grands. Et je pèse mes majuscules. Chaque mot est transcendé, dit avec un souffle qui ne trompe pas : le souffle de la vie, de la nécessité, de l’urgence de crier au monde ce qui se passe.
Mais alors, qu’est-ce qu’on crie dans ce spectacle ? De quoi on parle, exactement ? Difficile à dire. Devant le spectacle, j’ai eu comme des fulgurances, que j’ai partagées avec la personne qui m’accompagnait ce soir-là : nous n’avions pas la même interprétation de ce que nous avions vu. C’est le côté cool mais aussi un peu frustrant du spectacle : on est sur quelque chose de tellement abstrait que la liberté d’interprétation est quasi-totale. Mais je vais quand même revenir un peu sur ce que moi, j’y ai vu.
Dans ces Innocents, Moi et l’Inconnue du bord de la route départementale, on suit le personnage principal, le fameux Moi – qui en réalité est divisé en deux : le Moi dramatique et le Moi narrateur – qui est une sorte de Misanthrope qui s’accroche à sa route comme à tout ce qu’il ne veut pas perdre. Son bout de terrain, ce sont des habitudes qu’il ne veut pas changer, une époque qu’il refuse d’oublier, un mode de vie qu’il exclut de transformer. Mais ce spectacle est au-delà du regard critique sur une époque, c’est une réappropriation, une réflexion mené sur des strates différentes de celles dont on peut avoir l’habitude.
Néanmoins, plusieurs tableaux ont fait écho à mon quotidien. Les innocents, qui envahissent cette route que Moi conserve précieusement, et qu’il rejette directement, prennent plusieurs visages. Ils sont les autres, ceux qui consomment, les innocents qui admettent ce que d’autres encore décident à leur place. Ils sont le reste du monde. Ils sont les migrants, dans un tableau très puissant où ils avancent le dos courbé, portant quelques affaires dérisoires comme si elle représentait leur vie.
A travers leurs échanges avec Moi, ils montrent l’impossibilité de dire qui accompagne notre monde ultra-connecté et donc ultra-virtuel. Ils montrent que les mots n’importent plus, et le travail sur la langue a parfois des échos Novarinien qui n’étaient pas pour me déplaire. Ils montrent qu’aujourd’hui on ne connaît plus personne, qu’on ne fait plus l’effort de savoir qui est à nos côtés, ces fameux voisins qui font l’objet de toute une tirade, que les relations ne sont plus qu’en surface. Ils montrent tout ça, et bien plus encore, avec ardeur et poésie, avec finesse et engagement, mais surtout avec une vie que rien ne pourra leur enlever. Et donc, avec beaucoup d’espoir.
Un coup de fouet.