Kamel Daoud par C. Truong-Ngoc,2015
" Une religion, c'est un livre qui a bien marché" La boutade d'un ancien ami algérois résume, je pense, le rêve ultime de tout éditeur, de tout écrivain ; l'explication brève de nos monothéismes, mais pas seulement. On peut l'inverser et défendre l'idée qu"un bon livre devient aussi une sorte de religion. Du moins pour l'individu qui y retrouve une voix, des personnages et la joie d'être un Dieu qu'on dérange peu.
Cette plaisanterie qui n'en est pas une m'avait frappé par sa justesse. Elle rejoignait mon étonnement ancien, de l'époque de l'adolescence, à propos du "Livre sacré". Comment pouvait-on soutenir que Dieu était éternel, que son univers crée était infini, mais qu'il avait écrit un livre fini, dans un langage au nombre de mots fini ? Cela heurtait soit mon bon sens, sois l'idée que je me faisais de l'art d'être un Dieu.
Cependant, je l'avoue, c'est avec un Livre sacré que je me suis familiarisé avec la notion d'universalité. Il était dit que le recueil de versets était valable pour tous les temps et routes les époques. Le lecteur en moi s'en trouvait alors rassuré, mais aussi désespéré. Si tout avait été dit, pourquoi écrire encore ? Et si tout y était dit, quel échec était donc ma vie puisque je ne parvenais pas à comprendre ce livre définitivement ?
L'herméneutique était d'un désespérant infini et l'interprétation était un arbitraire. En somme, j'avais le résumé du monde dans la main, mais dans une langue que je ne maîtrisais pas. Cela vaut la posologie d'un médicament qui n'existe pas, rédigé dans une langue morte depuis longtemps.
L'idée d'universalité, c'est-a-dire d'un récit du monde qui soit à la fois un voyage et un univers dont j'étais le héros, et pas Dieu, c'est la littérature qui a fini par m'en convaincre; Lire assurait plus d'infini que prier. Je ne pouvais choisir l'histoire de mon pays de naissance, mais je pouvais choisir l'histoire du monde. Est-ce important ? Oui, ce fut même vital. Quand il arrive que vous veniez au monde dans un pays où l'histoire du passé est close par le récit religieux et celui de la décolonisation, le monde devient étouffant. Dans le récit religieux, le corps est une impureté, un obstacle. Dans le récit de la décolonisation, le corps est une torture, un cadavre. Dans le récit du monde par la littérature, le corps est une joie, une réincarnation ludique, l'exploit toujours renouvelé. Cela orienta un peu mes goûts et j'ai opté pour la jouissance plutôt que pour la culpabilité. J'ai donc appris à lire avec passion, et l'idée de l'universalité était une forme du bonheur. La littérature, le roman avaient la primauté sur le récit national ou religieux.
Ma conclusion, maintenant ancienne et solide, est que le roman est un livre sacré, encore plus dans et par sa multiplicité, son pluriel, qui prend de la puissance depuis deux ou trois siècles. Il n'exige ni la mort, ni la contrition, ni le martyre, ni la repentance. La bibliothèque est le contraire du temps, et son infini est plus heureux que l'éternité. J'en suis venu à adorer l'enfer des bibliothèques. Comme pour mieux me passer du paradis. Quand je vins à Paris pour la première fois de ma vie, je connus un dernier épisode de désespoir bref : je pouvais , dans cette ville, acheter tous les livres dont je rêvais mais je ne pouvais pas tout lire, définitivement. Ce constat introduisit un doute : si je ne pouvais pas tout lire, pourquoi lire encore ? Il m'a fallu du temps pour dissocier l'érudition comme fantasme de la lecture comme plaisir.
Ce que je veux vous dire, c'est que je gardais de la méfiance envers les livres uniques. Je veux dire le Livre unique. À cause de lui, les morts sont plus nombreux que les lecteurs. On lui doit quelques extases, mais peu de plaisirs et presque aucune évasion...
Kamel Daoud : extrait d'une chronique, pour le magazine Books n° 96, Avril 2019 Du même auteur dans Le Lecturamak :