Dans la forêt des jours*
Un nouveau feuilleton de Poezibao, Dans la forêt des jours, de Jacques Robinet. Comme une suite à La Monnaie des Jours, le livre que les éditions de La Coopérative ont publié à l’automne 2019. Chaque parution est accompagnée d’une œuvre de Renaud Allirand.
*titre emprunté à un poème de La Nuit réconciliée de Jacques Robinet, livre de poésie paru aux éditions La Tête à l’envers en 2018
Dans la forêt des jours, 2
27 février 2019 — Intermezzo n°2 de Brahms : musique sans aucun effet, simplicité enchantée de notes limpides. Quelqu’un est là qui vous prend la main et vous fait descendre un sentier perdu dans une montagne au printemps. On avance lentement ou bien plus rapidement, avec des haltes, comme pour se pencher sur une rambarde invisible et contempler ce qui monte des profondeurs, rien de précis en vérité mais plutôt l’air frais qui soutient la nuit. Promenade rêveuse qui s’ouvre à une paix profonde. La tristesse de Schubert est étrangère à cette musique. On la côtoie parfois, mais c’est pour mieux l’écarter. Il s’agit d’une invitation à rejoindre la beauté de ce monde, en abandonnant tout ce qui pèse trop lourd et lui fait obstacle. Elle m’évoque aussi les bords d’un lac à l’heure où la lumière du soir allume des lueurs sur les eaux tranquilles. « Demeure avec nous car le soir tombe ». Ainsi, cette musique qui éloigne toutes menaces.
2 mars 2019 — Paris pluvieux : langueurs à la Verlaine ! Je pense au pauvre diable qui d’hôpital en absinthe savait trouver les mots qui changent le sable en or. S’est-il réjoui de ces étincelles qu’il allumait sous ses pas et qui nous éblouissent encore ? Rien n’est moins sûr car il était resté un enfant en quête d’amour et tout demeurait triste de ce côté-là. Tant de génies nous éclairent du feu qui les rongeait…
Pourquoi penser à lui et est-ce par hasard si derrière lui le cortège se forme de tous ceux qui répandent un trésor dont ils n’ont pas pu se réjouir : poètes, musiciens, artistes maudits… je les regarde passer, en espérant que les anges s’émerveillent de leur gloire en paradis. C’est de leur brisure d’âme, de leur impossibilité à vivre que nous recevons la force ou la lumière qui nous permet parfois d’avancer. Sentiment de gratitude que j’éprouve ce matin en regardant ce ciel gris qu’ils ont interrogé si souvent, sans espoir.
13 mars 2019 — Journées vaines à l’image de ce chaman himalayen, désespérant de mélancolie, que je viens de dénicher à Drouot. Le voici, la tête entre les mains, résigné à ne pouvoir éloigner le mal qui rôde (même sur les plus hauts sommets), réduit à perpétuer sa délectation morose dans un coin sombre de l’appartement. Une terrible défaite accable ce prisonnier exilé des neiges. Renaud, non sans raison, me dit qu’il fait penser au « Cri » du célèbre tableau de Munch. Et je me cogne, pour mieux la reconnaître, à cette image du désespoir que je viens d’installer chez moi … S’il pouvait me servir de bouc émissaire en prenant sur lui ma misère, il accomplirait peut-être sa mystérieuse mission de guérisseur. On peut toujours rêver ! Mais comment demeurer indifférent à la présence intense et oblative de cet étranger que je viens d’accueillir. Il ne peut être question seulement d’un tronc d’arbre travaillé à la hâte pour ne pas trahir, par trop de raffinement, la rude tâche qui lui était confiée. Il s’agissait moins de sculpter une statue que de forger l’instrument, le plus adapté possible aux forces de la nature, pour affronter leurs menaces. Il y a dans cette expression découragée de l’idole arrachée à sa terre natale, l’aveu d’une mission impossible, mais aussi la volonté intacte du désir qui l’a fait naître. Tel qu’il m’est parvenu, il témoigne de la condition humaine, écrasée d’avoir à survivre. Vaincu, délaissé, il n’en garde pas moins l’aura de la ferveur qui l’entourait. Je le regarde avec l’émotion que l’on peut ressentir devant certaine crucifixion d’époque romane. Dans les deux cas s’exprime avec une grande économie de moyens l’essentiel : un homme brisé dans sa douceur et sa force, une passion sans révolte, une attente qui se prolonge. Le même consentement imprègne ces témoins rendus au silence. Leur compassion désavoue leur défaite.
16 mars 2019 — « La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement. C’est cela qui est presque impossible aujourd’hui ; mais je ne puis imaginer d’autre voie. Poésie comme épanouissement, floraison ou rien. Tout l’art du monde ne saurait dissimuler ce rien. » Cette réflexion de Philippe Jaccottet[1] désigne l’impasse où je me perds actuellement : sentiment de fausseté et incapacité à atteindre ce lieu de la floraison ; notions d’exil, de perte, de retour impossible. Ne restent que la vanité des mots — « bibelots sonores » plus que jamais.
De nouveau à Ondreville, sous un ciel maussade et froid, j’épie les lueurs changeantes du soleil qui se dérobe. Tous les mots se refusent ou se dévoilent insignifiants, désaccordés. Il faut accepter, je le ressens, ce vide, cette absence, et ne rien précipiter — donner au temps le temps de mûrir, de « s’épanouir » ; ne pas résister, comme une barque qui s’abandonne au courant, au risque de s’envaser. Me reste la capacité de demeurer immobile devant cette fenêtre où le gris du ciel ne désavoue pas le prunus, si fier d’exhiber son nouveau feuillage rose. Le grand sapin fidèle n’attend que ma bonne volonté pour reprendre une conversation trop longtemps interrompue. Ainsi, dans cette acceptation du temps qui passe, je m’imprègne des lumières changeantes et des confidences très secrètes de ce paysage humble et familier où je m’enracine. Et se dépose en moi une paix oubliée qui se soucie de silence bien plus que de mots.
7 avril 2019 — Ondreville : le printemps est de retour, arbres et fleurs renaissent et je m’étonne d’être encore là pour accueillir cette fête inchangée et toujours nouvelle. Lectures, écriture, longues promenades avec Renaud à travers champs. J’aimerais que rien ne vienne entacher tant de paix et de douceur offertes, mais une inquiétude imprécise jette une ombre sur cette lumière et mon corps l’exprime à sa façon, toujours la même, en me faisant souffrir. Je pense avec un peu d’amertume au temps où l’on nous disait d’offrir à Dieu nos peines. Tout cela est si loin aujourd’hui. Je tourne dans ma tête trop de pensées dissidentes qui mettent à mal ce qu’il reste en moi de cette confiance enfantine. Je regarde ce qui m’entoure : le grand arbre fidèle à ma fenêtre, le blé en herbe sur les champs, la voûte immense du ciel et je me dis que si Dieu me parle c’est à travers cette création dont la beauté me serre le cœur et que j’aurai tant de mal à quitter.
— « …sois la simple résonance de la flèche qui te traverse sans fin. »[2]
8 avril 2019 — Discourir sur Dieu, n’est-ce pas couvrir le vide par le vide ? La tentation est si grande d’occuper l’espace vacant, de le remplir du tumulte des mots. Il est si facile de s’adonner à la liesse d’un carnaval menteur. La moindre bourrasque fait tomber les masques et l’incrédule se découvre derrière ses grimaces. Hélas ! telles sont les pensées qui m’habitent en ce temps liturgique où les rares croyants qui subsistent s’efforcent de reconduire l’histoire du salut en Jésus-Christ. Je les admire et les suis de loin comme les disciples dégrisés, mêlés à la foule qui insulte leur sauveur humilié. Honteux, je garde le silence ; mais quelqu’un s’obstine en moi à attendre la rencontre d’Emmaüs. Pour l’heure, je suis las de forcer mon âme à renaître de ses cendres, je me tais et ne suis même pas sûr d’espérer encore. Je m’interroge une fois de plus sur ce bain du langage qui me porte depuis toujours. Certains, aujourd’hui, exigent de l’Église qu’elle déchire leur certificat de baptême. Cela me terrifie comme un arrachage de peau. C’est une étrange démarche passionnelle qui exige d’une marâtre qu’elle vous délivre de son pouvoir. De ces révoltes enfantines, je me sens à la fois proche et très éloigné. Quelqu’un s’insurge en moi qui refuse la rupture. « Que je ne sois jamais séparé de Toi », demeure mon souhait quoi qu’il en soit. Est-ce l’aveu d’un refus de grandir ? On est en droit de le penser après si longue analyse. Sous les assauts de la raison, je me courbe sans me rompre. Le roseau de la foi se redresse encore et le son de sa flûte jaillit du vacarme. Ce n’est pas n’importe quelle musique qui émeut ainsi le vide.
14 avril 2019 — Car si je prenais visage toute lumière cesserait. C’est ainsi que Pierre-Albert Jourdan fait parler Dieu[3] et c’est une intuition qui fait vibrer la Vérité comme un séisme jailli du plus profond : l’intuition qui dévoile le mystère. « On ne peut voir Dieu sans mourir », mourir à l’humain, cesser d’être l’artisan de sa propre lumière, abandonner sa vigne, déserter.
Je rêverais d’un livre qui ne serait qu’un rassemblement d’intuitions de ce genre, un « patchwork » d’éclairs, les cailloux blancs du Petit Poucet dans la forêt obscure. Il s’agirait, passage de torche, de ne jamais laisser s’éteindre les feux de la route. Tant de livres écrits pour quelques bribes indispensables — grande nuit étoilée du langage !
Autre exemple : Que je disparaisse dans le manque, si ce manque est essentiel, s’il n’y a pas d’autre issue. (idem p.319) — Le manque : seule perception de Dieu.
Je ne rêve pas d’une énième anthologie, mais du passage de la flamme dans une course de relais sans fin. La même flamme reconnaissante de se transmettre grâce au poing resserré de multiples porteurs. Un pèlerinage exultant de joie, réchappé d’un monde de terreur. Sable de mes paroles et sable de mes larmes et sable de joie/et sable sur vous. (p .336)
22h — La Cathédrale Notre-Dame de Paris en feu ! La nouvelle s’est propagée au moment où la France entière attendait que le Président de la République tire les conséquences du Grand Débat organisé depuis des mois. Sur les télévisions, ce n’est pas Emanuel Macron qui apparait, mais bien les volutes de flammes qui montent vers le ciel et la flèche qui brusquement s’incline et s’effondre. Stupeur et immense tristesse. Les yeux rivés sur l’écran, on suit incrédule les progrès de l’incendie. Des commentaires frénétiques passent en boucle. Du monde entier les messages de soutien affluent. Impossible de dire ce que cet édifice somptueux et presque millénaire, au cœur de Paris, représente pour chacun. Certains, dans la foule, ne cachent pas leurs larmes. Je les comprends tant je ressens au plus profond de moi une atteinte d’ordre charnel. Chaque parisien vivait depuis toujours avec, en soi, la douceur de cette présence protectrice et fidèle entre les rives de la Seine. Il ne le savait probablement pas, mais il le découvre brutalement ce soir. Quelque chose d’essentiel dans l’équilibre de la cité a été touché. Le maternel hautement symbolique de ce lieu est mis à mal… On pleure un lien brisé. Nous savons que la cathédrale sera restaurée. On parle d’un chantier qui va s’ouvrir pour des décennies. Je prends conscience que je ne rentrerai plus jamais sous le grand porche pour voir la lumière se répandre à travers les rosaces dans la nef obscure. Tant de souvenirs m’oppressent de l’enfance jusqu’à aujourd’hui ! Comme moi, chaque habitant de Paris, perd tout à coup un point de repère précieux. Nous passerons demain devant cet édifice mutilé, le cœur serré comme il arrive quand le malheur frappe un proche très aimé. Rien ne sera plus tout à fait pareille dans cette ville qui fait si intimement partie de notre vie. Une très triste semaine sainte vient de s’ouvrir ainsi.
à suivre
photo © Renaud Allirand
Pour lire les parutions précédentes de ce feuilleton
[1] la Semaison- Carnets 1968-79
[2] Pierre-Albert Jourdan - Le bonjour et l’adieu– Mercure de France – p. 525
[3] Idem - p 316