J'observe avec étonnement que le bouddhisme passe pour une doctrine de l'unité, via la notion d'interdépendance.
Or, le bouddhisme est, au contraire, une doctrine de l'in-dépendance, de la séparation, de l'isolation, de la fragmentation absolue.
Selon le bouddhisme, toute unité implique une identité (âtman). Or toute identité n'est une idée fausse, car rien n'est identique en réalité. Chaque chose est donc unique, chaque instant est unique, absolument singulier, absolument différent des autres. Les choses (dharma) sont "abstraites" (vivikta) les unes des autres. Elles sont donc incomparables et indicibles.
Il n'existe aucune relation (sambandha) en réalité :
sarvasya bhāvasya sambandho nāsti tattvataḥ
Dharmakîrti, Sambandhaparîkshâ, 1"En réalité, il n'existe aucune relation entre les choses" (litt. "pour toute chose")
prakṛtibhinnānāṃ sambandho nāsti tattvataḥ
Ibid., 2"En réalité, il n'existe aucune relation entre (les choses) qui sont naturellement séparées (les unes des autres)"
Toute relation est imaginaire (kalpitamâtra), sans rapport avec le réel, erronée (bhrânta), conventionnelle, une simple façon de parler ou de commercer (vyavahâra), un peu comme les billets de banque (exemple proposé par Berkeley, mais aussi par les Bouddhistes, ce choix étant lourd de conséquences). Il n'y a aucun Tout, pas d'essence, ni identité ni Moi. Tout cela est construit sur la base d'instants d'expérience singuliers, chaque instant étant un absolu (et non pas l'Absolu), chacun étant unique, le seul à être ce qu'il est, le seul instant, sans aucune relation spatiale, temporelle ou d'identité, avec les autres.
Or, tout discours est fondé sur l'identité. On ne peut donc rien dire. Toute culture est erronée. La mémoire est erronée. Même la relation de cause à effet (kârya-karana-sambandha) n'est qu'une concession provisoire. En réalité, il n'y a absolument aucune relation réelle.
Evidemment, cette philosophie a des affinités avec le matérialisme scientifique ainsi qu'avec la "deconstruction" postmoderne. Et ça n'est certes pas un hasard si les Bouddhistes aujourd'hui (ou les sympathisants) sont plutôt scientistes et de gauche. Selon eux, il faut tout déconstruire, détruire, éteindre, éclater. L'humanité (=la civilisation, la culture) est une maladie et un danger, il faut éliminer tout cela. La nature elle-même est dangereuse, puisqu'elle est cause d'imagination et de délires. Il faut rester muet, tendre au "silence du Bouddha".
Evidemment aussi, tout ceci se contredit : dire que l'on ne peut rien dire, c'est se contredire. D'où les paradoxes sans fin de ce bouddhisme qui fait les joies des amateurs de paradoxes.
D'où aussi de nombreuses formes de bouddhisme hétérodoxes qui ont cherché à dépasser ce paradoxe en essayant de penser autrement, comme celles qui ont imaginé (!) une "nature de Bouddha", sorte de conscience indestructible et permanente (shâshvata), ou encore comme le dzogchen et son esprit inconditionné.Mais cela est toujours resté précaire, quoique parfois sophistiqué, au vu de l'ADN de départ du bouddhisme.
Cela a permis aussi au bouddhisme de développer des discours originaux, comme le zen, dont certaines branches ont exploré l'expérience de la pure conscience.
Cela a aussi stimulé un certain dépouillement.
Mais cela n'a jamais résolu les contradictions inhérentes aux affirmations de départ du Bouddha.
Quoi qu'il en soit, il n'y a pas d'interdépendance dans le bouddhisme orthodoxe.
Le seul mouvement a avoir vaguement exploré cette notion est celle qui a vécu, mais de façon plutôt informelle, dans le sillage du Buddhâvatamsaka Sûtra en Chine, en étant liée au zen, du reste.Par ailleurs, et pour répondre d'avance à certaines objections, est-il besoin de rappeler que la thèse d'une "coproduction interdépendante" (pratîtyasamutpâda) n'est, elle aussi, qu'une concession provisoire au sens commun, et non le fin mot du bouddhisme ? Car enfin, l'idée de base du bouddhisme, c'est que toute notion qui implique une identité est erronée. Il n'existe aucune unité, sous quelque forme que ce soit. "Il n'existe en réalité aucune relation", comme dit Dharmakîrti, qui est, soi dit en passant, sans doute le plus grand des penseurs bouddhistes.